14/01/2016
Un rétroviseur, ça doit servir ! (1/4)
En allusion à « l’éloge du rétroviseur » réalisé par Jean-Claude Michéa dans l’un de ses ouvrages, expliquons que le rétroviseur – en politique mais aussi dans la vie quotidienne – est un objet capital afin d’avoir une bonne conduite. En tant que dispositif permettant, à bord de notre auto, de voir derrière nous, le rétroviseur nous assure une plus grande sécurité.
Effectivement, pour avancer en toute sécurité, il faut savoir regarder régulièrement dans ses rétroviseurs. Il ne s’agit pas de faire un éloge du passé mais de savoir regarder le passé pour mieux aborder l’avenir. En ce qui concerne l’anarchiste conservateur, il cherche bel et bien à avancer mais tout en prenant en compte les bienfaits du passé. Le réactionnaire, en revanche, cherche plutôt à reculer, à simplement remonter le temps.
Certes, savoir conduire, c’est savoir entre autres reculer. Mais, en voiture, nous avançons beaucoup plus que nous reculons ! Nous regardons dans le rétroviseur plus souvent pour avancer en toute sécurité (anarchiste conservateur) que pour reculer (réactionnaire).
Nous reculons surtout, à vrai dire, pour nous garer. Comme, dans nos pensées, nous remontons quelquefois le temps, nous cherchons à revivre des souvenirs et cela nous rend heureux : c’est la nostalgie. Puis vient le moment de revenir au temps présent et de continuer notre route…
Si je ne regarde jamais derrière moi, je m’entraîne malheureusement à oublier d’où je viens. Sur un plan moral alors, je renie mes erreurs. Sur un plan intellectuel, difficile de cumuler consciemment des connaissances.
Savoir regarder derrière nous, c’est – sur un plan plus social, relationnel, sentimental – vouloir aujourd’hui rééditer de bons moments passés. Pas tous, car nous savons que nous ne pouvons remonter le temps. Mais pas d’amitié profonde sans souvenirs, sans les cultiver un minimum dans les esprits, sans retrouvailles pour les prolonger. Cela relève d’une volonté initiale de conserver. Justement, George Orwell nous rappelle bien que conserver permet de développer. Le philosophe contemporain Bruce Bégout, auteur d’un essai sur ce dernier, nommé De la décence ordinaire, nous dit : « La préservation de certains aspects doux et bons de la vie ordinaire doit servir de base pour une transformation sociale allant dans le sens de l’extension des valeurs telles que l’égalité, le respect, la décence, etc. » (Entretien sur le site internet Article 11 du 22 décembre 2009) Conservateur oui, mais anarchiste également ! Sur le terrain politique, il y a volonté de généraliser la dignité, par une anthropologie de l’honneur et de la droiture mais aussi de la générosité et de la politesse.
J’en reviens à mon rétroviseur. Si, sur la route, je ne regarde jamais à l’intérieur de celui-ci, j'ignore les risques qu’on me rentre dedans. Le conducteur derrière moi va peut-être plus vite que moi. Il est un danger pour moi comme d’ailleurs, étant donnée ma vitesse, je peux être un danger pour lui, même si, dans ce cas, il vaut mieux que nous allions tous les deux moins vite. En conséquence de quoi, le rétroviseur permet de mieux respecter l’autre en prenant en compte son évolution. En même temps, en roulant devant lui, c’est comme si nous lui montrions le chemin, éclairions la voie.
Si maintenant je recule en ignorant le rétroviseur, je suis tel ce réactionnaire ne respectant pas les autres qui ne partagent pas sa position. L’ordre ancien qu’il défend devient trop inadapté à l’ordre actuel tant il se découpe de l’humanité qui évolue avec lui et dont, qu’il le veuille ou non, il fait partie.
En même temps, en utilisant bien sûr le rétroviseur, aller parfois en arrière, c’est, selon certains, aller de l'avant ! Autrement dit, l’anarchiste conservateur est amené à considérer que la liberté est plus à redécouvrir qu’à découvrir. Il est le gardien du temple des libertés passées ; ces libertés perdues que nous trouvions autrefois, que nous retrouvons encore, dans les endroits reculés, à la campagne, où ni la police de la pensée ni la police proprement dite surveillent à tout bout de champ la conduite des gens ordinaires. D’où cette pensée, plutôt radicale, d’Edward Abbey dans son livre Désert solitaire en 1968 : « Nous avons besoin de la nature », d’un « refuge même si nous n'aurons peut-être jamais besoin d'y aller. Je n'irai peut-être jamais en Alaska, par exemple, mais je suis heureux que l'Alaska soit là. Nous avons besoin de pouvoir nous échapper aussi sûrement que nous avons besoin d'espoir ; sans cette possibilité, la vie urbaine pousserait tous les hommes au crime ou à la drogue ou à la psychanalyse. »
Les pensées traditionnelles ont très généralement des postures raisonnables et des intentions protectrices à l’égard de la nature. D’où, chez l’anarchiste conservateur, un certain intérêt pour elles sinon pour les traditions elles-mêmes qui font vivre une part de liberté :
– collective à travers le lien social qu’elles font maintenir ;
– plus intérieure et individuelle par leur éventuelle dimension créative (je pense à l’artisan inscrit dans une certaine tradition locale).
Certaines villes, elles, sont devenues des mégapoles, avec une incroyable concentration de populations dont, majoritairement, l’origine est forcément « importée » puisque, sur les terres en question, il n’y avait autrefois qu’une ville ou cité. Importation concernant immigrés ou anciens ruraux, le lien social est à recréer. Mais, à l’inverse des sociétés traditionnelles – avec leurs familles, clans et tribus –, l’identification à un groupe social est plus difficile dans les zones urbaines émanant de la modernité capitaliste. La notion de citoyenneté, pour sa part, semble, en vérité, toujours plus adaptée à ces dernières zones qu’à des schémas traditionnels. Mais, dans les deuxièmes et compte tenu du sens de la communauté qui y est retrouvable, le fonctionnement politique et civique intègre la prise de décisions à plusieurs et, plus globalement, des comportements démocratiques même s’il s’agira alors, au-delà de l’échelon familial, de représenter une voix par famille au niveau du champ décisionnaire clanique puis une voix par clan au niveau du champ décisionnaire tribal.
Le sens de la communauté – avec sa volonté collective d’établir une vérité commune et de défendre un intérêt commun – est ancré dans les sociétés traditionnelles. C’est comme si, par contre, il avait fallu faire redécouvrir tout cela aux populations urbanisées, regroupées dans des chaînes d’immeubles. D’où la citoyenneté de notre modernité républicaine, dont les origines théoriques a des vertus – par exemple, sous la plume d’un Jean-Jacques Rousseau – mais qui va, en même temps, nourrir un individualisme libéral invitant l’individu à se défaire des « chaînes » qui le liait jusqu’ici à des groupes sociaux de petite taille, avec un mépris culturel suprémaciste qui fait le pont entre un Benjamin Constant et un Jules Ferry, entre le début et la fin du XIXe siècle. Ainsi – compte tenu, en plus, de la ploutocratisation des institutions depuis maintenant quelques siècles –, le salut ne peut être dans la tribu mais dans cette citoyenneté qui fait de l’homme moderne un simple électeur qui ne doit pas lui-même écrire la constitution avec ses voisins, ni les lois. Il ne doit pas non plus chercher à mettre en avant un corpus précis de valeurs dépassant la laïcité comme simple contrat de cohabitation et de respect mutuel de soumission à la Loi du Marché. Ce sont pourtant ces précédents « groupes sociaux de petite taille » qui assurent l’heureuse socialité primaire et protègent l’homme d’une anthropologie libérale consistant à tout considérer comme un échange marchand, avec son « tempérament » d’essence atomisée et consommatrice.
Car, en effet, cet homme – qui devait être « supérieur » à celui « survivant » dans les sociétés qualifiées de primitives au nom de la précédente médisance suprémaciste – semble bien isolé et malheureux. Il est à même, en outre, de côtoyer cette pauvreté massive et urbanisée, forcément inédite dans l’histoire de l’humanité. Louison Chimel, Les Cahiers d'un anarchiste conservateur
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