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27/05/2019

Etre intégral, an-arque, de la société des castes à la société des classes

Tout être intègre devient ce que j’appelle un être intégral en accédant à la plénitude. En conséquence, être intégral, l'Anarque (concept créé par l'écrivain allemand Ernst Jünger) l'est forcément.
Concrètement, l'Être intégral, pourtant libre, n'est pas nécessairement un homme libéral. Le premier se rapporte à une forme de transcendance individuelle et à la permanence ; des choses étrangères au deuxième – d’autant plus dans sa version moderne, qui ne date plus d’hier – car il est amoureux de la concurrence, de l'immédiateté, plus généralement de l'éphémère. Nous pouvons vulgariser leur opposition ainsi : le premier est motivé par la Force de l’Esprit – concept sur lequel je reviendrai dans un autre article –, le deuxième par la Force de la Matière. En tant que force cependant, la seconde, elle aussi, déboucherait logiquement sur une forme de spiritualité. Effectivement, l’individu néolibéral peut toujours « jurer » sur une doctrine de l’utilitarisme matérialiste dans le sens où il sacralise l’attachement aux biens et aux plaisirs matériels.
L’Être intégral n’a pas nécessairement la même activité principale toute sa vie. Dans tous les cas, cependant, il approfondit réellement ce qu’il a entrepris. D’abord, il cherche naturellement à comprendre. Ce qui peut demander du temps. Et le temps, ce n’est pas quand même pas forcément de l’argent… Il s’agit de comprendre le Monde donc soi et les autres ainsi que les règles de la nature, qui traversent aussi bien le minéral, le végétal, l’animal que l’humain. Le savoir-faire qui découle de cette compréhension se rapporte au savoir-vivre. Nous sommes alors meilleurs pour les autres, visée essentielle de toute spiritualité digne de ce nom.
Chez l’Être intégral, nous pouvons apprécier la permanence de son désir d’approfondir. Il cherche à détenir des aptitudes à se défendre moralement mais aussi physiquement – en pratiquant, par exemple, un sport de combat –, à développer en même temps sa spiritualité, à travailler en aidant les autres ou en créant, en aimant le travail bien fait. Outre sur les relations sociales, il peut trouver matière à méditer à travers des domaines très variés : des mathématiques (avec leur portée philosophique) à la boxe (et ses techniques associées), d’une fabrication améliorée du pain (pour gagner en saveur) à la maîtrise de son instrument de musique.
L’Anarque est maître de soi dans l’absolu. Tel l’être tripartite que chaque individu aspire à être pour atteindre la plénitude, l’Être intégral aime maîtriser des domaines en relation à la fois aux oratores, aux laboratores et aux bellatores, qui correspondent aux trois castes structurant les sociétés traditionnelles indo-européennes. Je rappelle que – définis ainsi par le linguiste, comparatiste et philologue Georges Dumézil (1898-1986) – les oratores sont « ceux qui prient », les bellatores « ceux qui combattent » et les laboratores « ceux qui travaillent ». D’où le schéma tripartite. Ces trois castes concernent certes l’organisation des sociétés précédentes, ils se calquent, dans le cas français, sur les trois ordres de l’Ancien régime ; à savoir respective-ment le clergé, la noblesse (en l’occurrence, la noblesse d’épée) et le tiers-état.
Par souci de contemporanéité du concept, je dirais donc que – comme l’homme est un être de corps, d’âme et d’esprit – l’Être intégral est un être moral et travailleur qui sait se battre pour se défendre.
Après l’incompétence inconsciente puis consciente, puis en-core la compétence consciente, l’Être intégral atteint enfin la compétence inconsciente. Il y découvre alors la transcendance.
Aussi, l’aura de l’Être intégral rassure. L’Être intégral est, tel l’Anarque, un être parfaitement accompli dans son intégrité. Il est acteur de sa vie, certainement pas spectateur. Il n’est pas nécessairement anarque. Leurs différences peuvent être d’ordre éthique, et sur le plan même de l’anarchisme. Aussi, l’Anarque peut vivre sa vie plus passivement qu’un être intégral. Ce qui intéresse l’Anarque avant tout, c’est de connaître le bonheur en lui et autour de lui. Par exemple et contrairement à l’Anarque, l’Être intégral peut être pleinement engagé dans une cause politique. Pleinement dans le sens où l’accord est profond entre son intégrité et son engagement. Tandis que l’Anarque entend toujours conserver un certain recul pour ne pas risquer de se perdre sur le chemin du combat politique. L’Être intégral, par sa posture intègre et son émancipation notamment spirituelle, est prêt pour être un rebelle authentique. En même temps, en raison de sa spiritualité lui attribuant une certaine sagesse, l’Être intégral peut ne pas chercher particulièrement à être une valeur ajoutée dans un monde de spectateurs. Ou plutôt, il est une valeur ajoutée mais il reste humble ou bien il s’en rend difficilement compte. Et puis cela peut sembler compliqué d’atténuer le risque de chaos lorsque lesdits spectateurs incarnent sans s’en rendre compte la décivilisation à travers leur absence de respect des traditions – entretenant une certaine solidarité populaire –, de sens des limites, de conscience morale qui en dépend et fournit nécessairement une conscience sociale et, si collectivement approfondie, une conscience de classe. Ces spectateurs se défendront-ils, au moins par instinct, face à des rebelles de pacotille – tels les télégraphistes d’un empire quel qu’il soit – défendant des intérêts qui ne sont pas les leurs ni donc ceux de leur classe ni ceux de leur pays ?
Car, au passage, la classe (société moderne) a remplacé la caste (société traditionnelle). Chose réalisée avec l’effondrement du schéma tripartite (déjà abordé dans cette partie) par la Révolution française. A alors été opérée la disparition du clergé et de la noblesse ayant entraîné la domination économique des individus les plus riches du tiers-état (1), ce dernier étant l’uni-que caste restante qui, selon la théorie révolutionnaire, devait s’émanciper dans sa totalité en devenant peuple souverain. Ce-pendant, la précédente domination allait donner les mutations les plus radicales du capitalisme, trouvant pourtant des justifications dans le libéralisme économique des philosophes des Lumières. Nous avons pu alors distinguer trois classes sociales : supérieure (financière et dominante), moyenne (entrepreneuriale), ouvrière (dominée).
Si des penseurs de la Tradition trouvent que les castes d’autrefois étaient faites pour cohabiter harmonieusement, Karl Marx, lui, va parler, à juste titre, d’antagonismes de classes suc-cédant au schéma tripartite. En effet, les précédentes classes ne peuvent qu’entretenir rapport de forces et conflits d’intérêts. D’où la naissance d’idéaux révolutionnaires tels le communisme prônant un renversement des rapports de force par la dictature du prolétariat donc la domination du plus grand nombre, re-présenté par la classe ouvrière – aujourd’hui, nous la confondrons plus largement au salariat.
Le philosophe politique Pierre-Joseph Proudhon pense, de son côté, que la classe authentiquement révolutionnaire est la classe moyenne dans la mesure où elle est détentrice à la fois d’une force de capital et d’une force de travail, qui évidemment s’évaluent bien différemment de la force de capital de la classe supérieure et de la force de travail de la classe ouvrière. Dans De la capacité politique des classes ouvrières, Proudhon écrit : « La centralisation politique et la féodalité capitaliste et mercantile sont alliées contre l'émancipation des travailleurs et le progrès des classes moyennes. » L’espoir se situe alors dans l’alliance entre la classe moyenne et la classe ouvrière. Et, pour ce faire, il faut miser sur le rôle de l’éthique comme résultat d’une conscience à la fois morale et sociale devant se retrouver chez les représentants de la classe moyenne afin qu’ils se sensibilisent à la condition de ceux qu’ils emploient – la classe ouvrière – et reformer – ou plutôt faire naître enfin réellement – une forme de tiers-état solidaire (2). En attendant, cette dernière classe, avec sa propre conscience, doit œuvrer pour une « démocratie ouvri-ère » qui « affirme son droit, dégage sa force et pose aussi son idée ».
Des décennies plus tard, l’écrivain anglais George Orwell, dans Le Quai de Wigan, disait à son tour : « Le mouvement so-cialiste doit obtenir, avant qu’il ne soit trop tard, l’assentiment d’une classe moyenne exploitée. » Encore des dizaines d’années après, l’économiste contemporain Jacques Sapir nous dit dans une enquête sur le chômage en France (30 décembre 2013) retrouvable sur son blog RussEurope : « Il faut le dogmatisme d’un Jean-Luc Mélenchon [un des meneurs politiques du mouvement politique appelé le Front de gauche] pour ne pas comprendre qu’il y a aujourd’hui plus de choses en commun entre un salarié de petite entreprise et son patron, confrontés l’un et l’autre au risque de fermeture, qu’entre ces personnes et les dirigeants des grandes entreprises, ou l’élite « compradores » (3) qui désormais gouverne. »
En même temps, ne perdons pas conscience que la nocivité n’est pas exclusive à la classe supérieure. En effet, chaque classe se constitue d’éléments nocifs compte tenu du principe d’unicité individuelle : des individus éventuellement égoïstes et malhonnêtes, narcissiques et saboteurs, cupides et manipulateurs, sans loyauté, sans droiture, sans fiabilité.

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NOTES (1) L’avis d’Henri Guillemin sur la Révolution française
L’historien Henri Guillemin (1903-92), dans sa conférence da-tant du 12 févier 1970 sur le célèbre meneur révolutionnaire Maximilien Robespierre, nous dit que ce dernier va s’apercevoir, précisément après la séance de l’Assemblée nationale du 27 oc-tobre 1789, que « ce qu'on a appelé la révolution française » est « une rixe de possédants », « une bagarre de nantis » entre « richesse mobilière et richesse immobilière […] sur le dos de ce que Victor Hugo appellera la Cariatide, c'est-à-dire les pauvres, les prolétaires, les travailleurs ». J’ajoute que ces derniers pou-vaient, bien sûr, avoir des revendications légitimes mais récupé-rées et instrumentalisées par les tenants de la première richesse citée, qui sont les hommes les plus riches du Tiers-état – soient les bourgeois. Les tenants de la seconde richesse citée sont les membres de la Noblesse et du Clergé.
En outre, Guillemin critique la Fête de la Fédération du 14 juil-let 1790. En allusion aux « gardes nationales qui font tenir tran-quille » paysans et ouvriers « rassemblés à Paris, pour dire : nous sommes les maîtres, nous avons les armes », il affirme que cette fête ne relève pas d’un patriotisme mais du « premier con-grès armé de la bourgeoisie ». Dans son texte Sur l’organisation des gardes nationales, Robespierre dénonce alors la volonté de transférer le pouvoir politique aux « castes fortunées » et de « di-viser la nation en deux classes, dont l'une ne semblerait armée que pour contenir l'autre ».

(2) Le désir d’union du peuple français au-delà de la classe ouvrière, par Georges Marchais
Tirer moralement la classe moyenne vers des principes de solidarité avec la classe ouvrière, voilà une posture jugée soit naïve soit, selon un certain communisme authentique, scandaleuse puisque la dictature du prolétariat qu’il défend n’appelle à aucune concession vis-à-vis de la classe moyenne – encore moins, bien entendu, vis-à-vis de la classe supérieure. Néanmoins, le secrétaire général du Parti communiste français de 1972 à 1994 Georges Marchais, à travers sa volonté d’unir le peuple français, semblait appuyer le besoin de cette précédente solidarité. Effectivement, cette union est, je le cite, celle « de tout notre peuple », à savoir l’union de :
– la classe évidemment « la plus immédiatement [et] vitalement intéressée à débarrasser le pays de la domination du grand capital, c’est-à-dire la classe ouvrière » (groupe 1) ;
– « l’immense masse des salariés, des techniciens, ingénieurs et cadres, des enseignants, des intellectuels et artistes » (groupe 2) ;
– « des paysans travailleurs, des artisans et des petits commerçants, des petits entrepreneurs » (groupe 3) ;
– « des jeunes travailleurs, des étudiants et des lycéens » (groupe 4).
En d’autres termes, « c’est le rassemblement de toutes ces couches sociales, de toutes les forces démocratiques, ouvrières et nationales, de tous ces hommes et de toutes ces femmes, quelle que soit leur philosophie ou leur croyance, quelle qu’ait été aussi la famille politique à laquelle ils avaient estimé jusqu’ici devoir se rattacher ». Par conséquent, nul besoin d’être « d’accord sur toutes choses. Il suffit que nous souhaitions, les uns et les au-tres, un changement démocratique, une société plus juste et plus libre ». (Le défi démocratique, 1973)
Même si nous trouvons cette ligne politico-sociale intéressante, nous pouvons toutefois craindre quelques problèmes limitant l’étendue de la solidarité trans-classe en question :
– le groupe 2 peut être en carence à la fois d’une conscience ouvrière (groupe 1) et d’une conscience entrepreneuriale (groupe 3). Car il est éloigné des contraignants principes de réalité économiques (le petit salaire de l’ouvrier, la gestion économique d’une entreprise par le « petit patron » ou le travailleur indépendant) et de responsabilités (force de travail reposant sur l’ouvrier, force de capital reposant exclusivement sur le « petit patron ») ;
– des éléments du groupe 4, selon leur conditionnement par les systèmes éducatif et économique, aspireront à faire partie du groupe 2 ou du groupe 3 et auront, selon leur origine de classe (et la culture correspondante), une conscience ouvrière plus ou moins développée (groupe 1) ;
– la typologie des postes ouvriers concerne naturellement le groupe 1 mais plus largement le groupe 2 (du manœuvre à l’ouvrier qualifié puis spécialisé), ainsi que le groupe 4 (l’ap-prenti). Ce qui peut entretenir une certaine divergence d’intérêts économiques et sociaux selon les postes de chacun.

(3) « Comprador » est un mot venant du portugais et désignant « acheteur ». C’est le philosophe français d’origine grecque Nikos Poulantzas, très influencé par le marxisme, qui, le siècle dernier, utilisait ce mot pour désigner deux bourgeoisies qui s’opposent : celle intérieure – ayant de vrais intérêts dans la richesse d’un pays – et celle compradore – s’enrichissant du commerce extérieur.