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04/05/2012

L'image du philosophe. Partie 2 sur 2

B. Le naturel philosophique

    Voilà pour ce qui est de ce portrait, voyons ce que nous pouvons retenir de cet exemple. Le philosophe semble un homme indépendant, mû par une recherche personnelle et sincère de la vérité. Ce souci de la vérité va si loin que Socrate va jusqu’à la mort par respect pour la vérité. Non qu'il s'agisse de sa part de fanatisme, mais plutôt de probité. Il faut comprendre par là que le philosophe et la philosophie sont inséparables. On ne peut pas séparer radicalement une philosophie et ses fruits dans la vie du philosophe. La philosophie n’est pas un savoir portatif qui peut, sans contradiction, rester sans incidence sur la vie.

    1) On n’attend pas du scientifique qu’il vive « selon » la théorie des quanta ou la théorie des ensembles, le néodarwinisme, ou la théorie sociologique de Weber etc. La compétence dans un domaine donné du savoir ne préjuge en rien d’ailleurs d’une vie difficile et obscure. Il ne faut pas demander à la science de délivrer une sagesse qui n’est pas directement son objet. Il y a d’un côté l’objectivité des théories et de l’autre la subjectivité individuelle. La mise en rapport de la subjectivité et de l’objectivité n’est pas l’objet de la science. La physique n’est ni une sagesse, ni une philosophie. Elle est un savoir, fondé sur l’approche objective de la connaissance. En tant qu’homme, le physicien peut avoir une certaine vision de la vie, un art de vivre, mais justement, cette vision, parce qu’elle est subjective relève plus de la philosophie, que de la science pure. Une philosophie s’assume nécessairement dans la vie concrète. Une philosophie qui ne serait pas vécue, qui ne serait qu’un savoir objectif ne serait même pas une philosophie. Sans cette marque de personnalité attachée à la connaissance philosophique authentique, la philosophie deviendrait un savoir dogmatique.
    Ce qui est très caractéristique de l’attitude philosophique, c’est cette manière personnelle que nous avons de penser la Vie comme une totalité, dont nous ne nous sentons à aucun moment séparé. On peut dire qu’il y a dans la visée de la philosophie un effort d’auto-compréhension de la Vie, une manière pour la vie de se comprendre elle-même en nous, dès que nous prenons quelque peu conscience de son sens et de sa portée. Cela nous choquerait qu’un philosophe dise une chose et fasse le contraire ! Cela doit nous choquer, car c’est un problème proprement philosophique. On attend du philosophe au minimum une certaine cohérence, car il a souci d’appliquer étroitement la connaissance à la vie. Remarquons qu’en cela, le philosophe est proche de l’artiste, car nous faisons bien un rapprochement entre l’art et la vie. On dit « c’est un artiste » à propos de quelqu’un pour souligner quelques excentricités de comportement, d’habillement, une vie de bohème. Il nous paraît tout naturel que l’on soit artiste dans la vie comme devant une feuille de papier, un bloc de pierre, une partition.

    2) Il semble donc que l’on puisse parler d’un naturel philosophique, d’une sorte de disposition à la compréhension globale de la vie, tout particulièrement exercée par ceux que l’on appelle les philosophes, mais qui reste latente en chacun de nous. C’est un style ou un tour d’esprit si l’on veut, à condition que l’on prenne garde au fait qu’une seule chose importe par-dessus tout pour faire d’un homme un philosophe : le souci de la vérité. Ce souci sans compromis amène pour conséquence la volonté de vivre dans la vérité. C’est en ce sens que nous dirons que le philosophe est l’homme de la Pensée, parce que c’est la Vérité qui est l’objet même de la philosophie.
    On retrouve dans les textes d’Épictète quelques descriptions de ce naturel philosophique. Épictète nous répète ceci : « ne te dis jamais philosophe, ne parle pas abondamment, devant des profanes, des principes de la philosophie ; mais agis suivant ces principes. Par exemple, dans un banquet, ne dis pas comment il faut manger, mais mange comme il faut. « Se dire philosophe » relève du faire voir, « agis selon les principes » relève de l’être. Si tu veux être philosophe sois ce que tu es, une intelligence claire en accord avec ce qui est. Est philosophe celui qui assume la vocation de la Pensée. On peut dire, comme le souligne fortement Héraclite, que le philosophe est un être hors du commun, mais non pas dans un sens d’une quelconque supériorité ou dans un quelconque mépris. Il ne veut pas se contenter de faire partie du lot des humains, mais suivre cela qui est le meilleur, qui fait son métier d’homme selon une formule d’Alain. Faire partie du lot des humains signifie ici se contenter de vivre, sans avoir le souci de bien vivre. La différence entre vivre et bien vivre est philosophique, caractéristique du tempérament du philosophe.
    Cela ne va pas sans une certaine solitude de la pensée prenant ses distances vis-à-vis de l’opinion et sans un sens aigu de la recherche toujours en mouvement vers le vrai et l’authentique. La philosophie n’est jamais close, elle est toujours en marche. Elle exige une intelligence prompte et toujours en éveil. Est philosophe celui qui n’est pas pressé d’en finir avec le mystère de la Nature et la complexité troublante du réel, est philosophe celui qui cherche à comprendre et ne se laisse pas dérouter. Un esprit qui prétend tout savoir ou qui prétend pouvoir s’arrêter à ce qu’il sait déjà est un esprit endormi dans la stupidité.
    Cela lui ôte une très grande qualité : la capacité de s’étonner et de s’émerveiller, comme le dit Platon dans le Théétète Quand l’esprit est imbu de lui-même, il est émoussé, il perd la capacité de s’émerveiller de ce qui est, de goûter la fraîcheur toujours nouvelle de chaque instant. Est philosophe celui qui garde cette capacité rare de s’étonner de tout, celui pour qui rien n’est en soi banal, ni insignifiant. L’émerveillement confère à l’esprit un renouvellement constant de son intérêt, une ouverture et une simplicité libre de toute présomption. L’attitude philosophique, à coup sûr, n’a pas le prétendu « sérieux  » de ceux qui sont si fort occupés dans le monde qu’ils n’ont d’attention pour rien d’autre que leur activité. Or rien n’est sérieux que l’attention que l’on consacre à une chose.
    Platon écrit dans le Théétète : « Cette passion est vraiment d’un philosophe que l’émerveillement. Il n’y a point d’autre commencement à la philosophie que celui-ci, et celui qui a dit qu’Iris était fille de merveille ne savait pas mal sa généalogie ». Tel est le point de départ positif de la philosophie. Pouvoir s’émerveiller, c’est pouvoir congédier le voile des représentations toutes faites qui s’interposent entre nous et le réel, pouvoir être touché au cœur par la présence de ce qui est. Si nous osons nous regarder en face avec suffisamment d’honnêteté, nous verrons à quel point notre existence quotidienne est la plupart du temps troublée par la confusion qu’engendrent nos préoccupations un peu courtes et nos idées arrêtées. Notre intérêt est si distrait au monde présent que ce monde n’est jamais étonnant. Il n’a de sens qu’en vertu d’une utilité momentanée que nous pouvons lui trouver. Il n’a pas de Sens en lui-même.
    Et dire que parfois on prétend que par tempérament les philosophes sont des rêveurs ! c’est un préjugé très simpliste. Qui rêve ? Qu'est-ce qu'un rêveur? Qu'est-ce que regarder le monde avec lucidité et sérieux  ? Qui a un souci de ce que peut-être le monde réel ? On voudrait nous faire croire que seuls les gens actifs sont « réalistes ». Il faut examiner ce qu’est cette « réalité » dont on nous rebat les oreilles. Il faut avoir les pieds sur Terre c’est entendu, mais qu’est-ce que vous appelez « terre » ? Sur quelle réalité vous appuyez-vous ? Que signifie cette réalité concrète des gens pratiques ?
    Soyons clair, le philosophe n’est pas un doux rêveur perdu dans ses fantasmes. Nous définissons la philosophie au contraire comme une forme de lucidité supérieure à la vigilance quotidienne. D’autre part, la Réalité ne s’arrête pas à la satisfaction des besoins matériels, à l’importance d’un chiffre d’affaire, à une somme de petits intérêts et de divertissements, à une foule de désirs inassouvis.

    3) On peut repérer un point de départ négatif de la philosophie dans la conscience du caractère extrêmement relatif des opinions dans leur appréciation du réel. Nous voyons bien autour de nous à quel point les hommes se disputent à partir d’opinions contraires, les uns prenant un parti, les autres l’opposé. Les conflits tiennent à des visions unilatérales, à l’affrontement d’opinions qui se croient définitives et identiques au vrai. Nous avons besoin de nous dégager de l’opinion pour la juger d’un point de vue plus élevé, pour remettre chaque affirmation à sa juste place dans la totalité du Réel. La philosophie est là pour apporter un outil de discrimination correcte. Épictète résume cette exigence ainsi : « voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard, une sorte de critique de l’opinion pour savoir si on a raison de la tenir, l’invention d’une norme, de même que l’on a inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et tordu ». C’est d’autant plus important dans un monde soumis à une pléthore d’informations. Comme le dit Edgar Morin dans Science avec conscience :« L’excès d’information nous plonge dans un nuage d’inconnaissance ». On est comme étourdi devant le bombardement hypnotique de la télévision, on est laissé sans jugement, plongé dans l’ébahissement des images. Ensuite, on ne fait souvent que répéter ce que l’on croit avoir compris. Cela engendre de la confusion et un esprit qui est confus ne peut-être intelligent. C’est un esprit qui croit savoir, mais en réalité ne sait rien. La question essentielle est bien celle-ci : peut-on sortir de la confusion ? Est-il possible de vivre une vie qui soit portée par le besoin de comprendre? La soif de connaître n’est-elle pas la marque spécifique de l’humanité  ? Celui qui n’en a aucun souci n’est il pas comme dans la somnolence d’une vie qu'il se contente de vivre ? Tant qu’il y a un souci de la vérité, il y a de l’humain et il y a aussi un intérêt qui vous fait entrer directement dans le champ de la philosophie.

    Tels sont donc les éléments du naturel philosophique et les conditions qui font naître le besoin de la philosophie et cette étonnante liberté de penser qu’elle incarne. La liberté de penser s’incarne de manière exemplaire chez des hommes que nous appelons les philosophes. Chaque fois qu’un être humain prend au sérieux cette vocation de la pensée, au point de s’y consacrer et même d’y consacrer sa vie, nous le désignons comme un philosophe.
    Prenons garde seulement à ne pas faire de confusion. Le philosophe n’est pas seulement un intellectuel engagé, tel que les médias le présentent parfois. Loin des médias, le philosophe n’est pas ou seulement l’image d’un professeur de philosophie, qui modestement tente de faire partager la connaissance philosophique et ses exigences. Ce n’est pas seulement un personnage qui serait un « spécialiste », un érudit de la philosophie, un philologue.
    Au fond, il y a un tour d’esprit qui caractérise le philosophe amoureux de la sagesse et qui donne une trempe de philosophie à celui qui en a l’audace. Nous devenons nous-mêmes philosophes chaque fois que nous posons des questions essentielles et que nous exigeons sérieusement des réponses. On devient philosophe quand on aime la vérité pour elle-même. sergecar.perso.neuf.fr/

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