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03/05/2012

L'image du philosophe. Partie 1 sur 2

   Nous avons tous entendu parler des « philosophes ». Pour beaucoup d’entre nous ce sont des  personnages célèbres que l’on peut identifier dans l’histoire à travers quelques figures que la tradition nous a laissées : Socrate, Platon, Aristote, Plotin, Épictète, Marc-Aurèle pour l’Antiquité ; Descartes, Spinoza, Leibniz, pour la période Moderne ; Kant, Hegel, Bergson ou Heidegger pour la période contemporaine. Ces hommes répondent au qualificatif général de « philosophes » pour quelle raison ? C'est un peu comme quand on dit de A ou B, c'est un "artiste" ou un "scientifique". Cela veut dire qu’ils incarnent, plus ou moins bien, un certain type idéal, comme Picasso ou Van Gogh répondent au qualificatif du type de l’artiste, comme Einstein est pour nous le type idéal du scientifique. Nous reconnaissons en eux des traits caractéristiques de ce que nous croyons être le « philosophe ».

    Mais que veut donc dire être un « philosophe » ? Est-ce que Platon, Descartes ou Spinoza sont conformes à l’opinion vague que nous nous faisons de la philosophie ? Ou bien n’est ce pas plutôt qu’ils ont réalisé d’une manière vivante et personnelle ce qu’est la philosophie ? Ce n'est peut-être pas la même chose. Pourquoi dire de Descartes, de Spinoza qu’ils sont des philosophes ?

    En d’autres termes : Qu’est ce qu’un philosophe ? Pour répondre à cette question, il faudra composer une sorte de portrait du philosophe et vérifier dans quelle mesure il est effectivement reconnu comme tel. Nous devrons examiner ensuite la métamorphose qu’a pu subir la représentation du philosophe d’époque en époque.

socrate.jpgA. Le modèle de Socrate

    Comme nous débutons, il est bien plus facile de commencer par des exemples concrets. Nous pourrions nous arrêter sur plusieurs grandes figures comme Épictète ou Spinoza. Nous choisirons Socrate, parce que l’on a souvent vu en lui le père de la philosophie occidentale et le type peut-être le plus achevé du philosophe. Socrate incarne d’une certaine manière une vocation de la philosophie qui est exemplaire. Nous pouvons donc préciser notre question en demandant : qui était Socrate ? En quoi est-il effectivement un philosophe ?

    L’histoire et la biographie de Socrate nous renseignent assez peu. Son père était sculpteur, sa mère sage-femme. Son origine n’était pas aristocratique, il était simple citoyen d’Athènes. Qu’a-t-il fait d’extraordinaire pour qu’on le désigne comme philosophe ?

    Marquons un temps d'arrêt. Est-il seulement pertinent d’aller chercher une sorte de manière de se distinguer qui ferait de Socrate un philosophe ? Voyons ce que vaut ce préjugé consistant à croire que le philosophe est quelqu’un qui se distingue. Il n’y a rien d’extraordinaire dans la vie de Socrate, si ce n’est justement sa mort. On ne devient pas philosophe, comme on devient un héros quand on gagne une bataille à la guerre, ou parce que l’on remporte un tournoi sportif. La philosophie n’est pas une manière de se distinguer dans une action d’éclat, ni de poser, elle ne se montre pas sur une seule action exceptionnelle. Nous ne pourrons être philosophe que dans l’ordinaire de la vie, dans la vie quotidienne et non pas seulement dans des situations d’exception, ni pour « montrer » qu’on l’est. D’ailleurs, celui qui se prétend philosophe l’est-il vraiment ? Celui qui se donne des airs de philosophe n’est certainement pas un philosophe, mais seulement un poseur, vantard, un pédant, une caricature de philosophe. Cette première leçon de modestie est très présente dans la vie simple de Socrate.

    Socrate est décrit comme un homme qui vit au contact de ses semblables dans la Cité. Il ne s’est pas enfermé dans une tour d’ivoire intellectuelle, ce n’est pas un reclus. Il n’y a chez Socrate ni mépris, ni distance vis-à-vis d’une foule qu’en tant que philosophe il pourrait peut-être (c’est un autre préjugé) considérer comme « inculte ». Le philosophe ne fuit pas le monde . Ce n’est pas un ascète ou un « marginal ». Il vit dans le Monde, il assume les responsabilités de la vie sociale et de sa propre condition humaine. La philosophie n’est pas une dérobade romantique dans de belles idées, loin des contingences du Monde. Socrate assume une vie publique ordinaire et même toutes ses responsabilités quand vient son tour d’être à la présidence du Conseil d’Athènes. C’est un patriote attaché à son pays et aux lois de la Cité. Il y a cependant une nuance qui ne fait pas de Socrate un politicien. Socrate est resté assez distant vis-à-vis de la carrière politique. L’ambition du pouvoir ne semble pas avoir eu d’effet sur lui. C’est un point que nous pourrions développer à l’adresse de ceux qui font du philosophe seulement un « intellectuel engagé ». Le philosophe en tant que tel n’est pas l’homme d’action, le politique engagé dans le monde pour la défense d’une politique, d’un parti, d’une idéologie. L’attitude partiale du doctrinaire dans les polémiques sociales, la prépondérance qu’il tend à mettre de l’action au dépens de la réflexion, vont à l’encontre de l’esprit philosophique. Cela ne veut pas dire que le philosophe se replie sur lui-même, ni qu’il fuit le monde et tout engagement. Entre l’engagement frénétique et le repli frileux, il y a une position essentielle sur laquelle nous reviendrons : celle de l’observateur lucide de son temps ou du témoin impartial de la réalité.

    Physiquement, Socrate était décrit comme un homme assez trapu, au nez camus et au regard vif. Ses contemporains racontent qu’il était doué d’une santé inaltérable qui le rendait capable de se passer de sommeil, tout en demeurant égal, indemne, même quand le vin coulait à flot dans les banquets. On raconte que lors d’un banquet, alors que tout le monde s’était endormi, Socrate se lève et s’en va  passer sa journée comme à l’accoutumée. Il semble aussi doué d’une puissante concentration. « ... il pu se comporter d’une manière très insolite. En chemin, il reste en arrière, les yeux fixés devant lui. Il peut rester ainsi debout une nuit entière. Quand vient l’aurore, ‘il fit une prière au soleil et s’en alla’ ". Cette capacité de concentration et cette vigilance constante ont aussi un rapport avec ce que nous appellerons la vigilance philosophique. Nous verrons qu’il y a nécessairement dans l'attitude philosophique une conscience plus élevée que celle que nous déployons d'ordinaire.

    Mais où commence donc la philosophie avec Socrate ? Traditionnellement, on répond à cette question en considérant la manière très originale qu’a Socrate d’user du dialogue. Socrate passe son temps à vagabonder dans Athènes pour s’entretenir avec les hommes de toutes conditions. Cependant, il ne fait pas pour autant de bavardage . C’est justement quand on a compris avec Socrate et Platon son disciple, ce qu’est une conversation philosophique que l’on commence à percevoir la différence entre le bavardage et le dialogue. Il ne s’agit pas ici de brasser des mots, de parler de tout et de rien et pour ne rien dire, de meubler la conversation, histoire de parler, de se répéter toujours les mêmes choses. Le bavardage est une conscience limitée de la Parole, une parole qui n'a rien à dire et qui a si peu de présence qu’en réalité, elle ne s’adresse à personne et ne fait pas même pas attention à ce qu'elle dit. Dans un dialogue, à l'inverse, l’attention est plus vive. Deux éléments sont essentiels au dialogue : je m'adresse à quelqu'un et nous avons quelque chose à dire et non pas rien. Socrate ne bavarde pas parce qu’il se met très vite à poser des questions et à insister pour qu’on lui réponde. Philosopher, c'est poser des questions. Le scénario est identique dans à peu près tous les dialogues platoniciens. Socrate rencontre Critias, (ou Charmide etc.) , discute avec lui et l’interroge sur ce qu’il a fait ou vu. La conversation s’oriente ensuite sur un thème qu’elle approfondit. Supposons qu’à la sortie du palais de justice nous croisions un juge. Au delà des considérations purement techniques de son métier et des banalités convenues, nous aurons peut-être le désir de lui demander à la manière de Socrate : « tu rends la justice tous les jours, tu dois donc pouvoir m’éclairer, qu’est ce que la justice ? ». Si nous posons cette question avec insistance, nous n’attendons pas seulement que l’on nous donne un catalogue d’exemples : tel procès, telle ou telle affaire sensationnelle. Nous n’approchons pas le magistrat en journaliste. Nous voulons savoir ce qu’est la justice, quelle est son essence, indépendamment de telle ou telle condition particulière de son application. Et il en est de même pour toute question qui vise l’essence : ce qu’est le courage, l’amitié, l’amour, la haine, la mort, le désir, la peur ou la médiocrité. (texte) C’est justement ce que ne voient pas au début les interlocuteurs de Socrate. Ils croient pouvoir contenter une curiosité un peu naïve avec quelques opinions convenues, des faits en tout genre, mais donner des faits ce n’est pas définir avec rigueur, aller vers l’essence. Socrate écoute, pèse les mots, les réponses, examine attentivement et met en évidence ce qui est insuffisant, contradictoire ou accessoire. Le résultat qui apparaît, c’est d’abord ce caractère assez creux des réponses les plus courantes, des opinions. L’auditeur prend conscience du vide des opinions et se rend compte qu’il croyait savoir beaucoup de choses, alors qu’au fond il ne sait rien.

    Cette situation implique, pour nous qui n’avons fait que commencer notre voyage philosophique, que nous passons en fait notre temps à nous payer de mots sur l’essentiel sans vraiment savoir ce qu’est la justice, la vertu, le courage, la sagesse, la beauté, en bref sans savoir ce qu’est la Vie. Que d’années peut-on passer à se payer de mots sans vraiment connaître ! En prendre conscience n’est pas très agréable, c’est un moment négatif de lucidité, mais essentiel dans la mesure où nous sommes à ce point immergés dans l’opinion, que nous ne sommes même pas capables de reconnaître notre ignorance. Le drame de l’ignorant, c’est justement de ne pas avoir conscience de son ignorance ! Le drame de l'ignorance, c'est d'engendrer une vie qui est comme hébétée parce qu'elle ne se connaît pas elle-même. Il y a dans la provocation de Socrate un brutal réveil qui conduit à un constat : je croyais savoir, mais au fond je ne sais pas. Je découvre maintenant à quel point je suis ignorant, et ignorant sur les questions les plus importantes de la vie, sur ce qui donne à la vie tout son sens. Il faut en passer par là quand on est ligoté par des préjugés, dans la suffisance de son savoir. Un esprit qui reconnaît ses limites est ouvert, un esprit qui croit être au courant de tout est borné, parce qu’il a des idées sur tout. L’ignorant le plus revêche, ce n’est pas celui qui a l’esprit vide, c’est celui qui a l’esprit encombré d’opinions creuses, d’une connaissance de seconde main, d’une connaissance de pacotille. C’est celui-là même dont le bavardage peut frapper les oreilles, mais qui ne fait pas illusion, pour peu qu’il soit soumis à l’examen.

    Socrate, c’est assez original pour que l’on s’y arrête, ne nous paraît pas philosophe parce qu’il proposerait un savoir de plus, un savoir plus prétentieux que les autres, une doctrine ésotérique qui prétendrait à elle seule tout expliquer. Il est philosophe dans sa remise en question du savoir et dans son exigence de justification. En face de Socrate, il y avait les Sophistes, ceux-là qui allant de ville en ville prétendaient justement pouvoir tout enseigner. Socrate est philosophe dans cette étrange affirmation : il a conscience qu’il ne sait rien. La philosophie commence dans le non-savoir. Socrate explique que ce qu’il ne sait pas, il ne prétend pas non plus le savoir, comme ceux qui vendent si cher des leçons sur tout, sur la rhétorique, la vertu ou la justice. Un esprit qui commence par la vacuité libère immédiatement son intelligence. Il ne s’appuie pas sur un savoir entendu, il exige en toutes choses une justification. Il est mûr pour une compréhension juste. Comprenons bien le tour du dialogue socratique. Ce n’est pas un jeu gratuit qui viserait à dérouter simplement l’auditeur. Le philosophe n’est pas une sorte de discoureur vicieux qui ne chercherait qu’à embarrasser les autres. La philosophie n’est pas l’éristique. L’entretien philosophique est sincère parce qu’il vise la vérité, il est porté par une invincible confiance dans la vérité qui se montre au cours d’une mise en question inflexible. Accepter avec loyauté de ne rien savoir, ce n’est pas se décider pour le « rien », et jouer des grands airs sur le néant des choses humaines et du savoir humain, ce n’est pas tout nier, tout critiquer. C’est plutôt rechercher la totalité de ce qui est, affirmer ce qu’il en est de la vérité de ce qui est. Socrate semble dans cette démarche ne pas reconnaître d’autorité extérieure, que ce soit dans l’opinion ou dans la référence à des auteurs célèbres qui font autorité. Qu’importe l’opinion, ce que l’on peut dire, et même ce que l’on pense de moi, dira-t-il au procès. Qu’importe ce que disent les accusateurs et leurs mensonges. La vérité seule a autorité. Socrate ajoute que la voix intérieure, le daimon, ne l’a pas arrêté et seule cette voix est une autorité (texte). La conscience intérieure est la seule autorité, parce qu’en matière de vérité l’esprit ne doit s’incliner que devant l’évidence.

    La sophistique contre laquelle se bat Socrate bien au contraire suit le pli de la démagogie et n’accorde pas à la vérité toute son importance. La rhétorique des sophistes est un art de la persuasion (texte) qui peut se détourner de la vérité, puisque ce qui importe c'est que le rhéteur parvienne à ses fins. La rhétorique permet à l’orateur de parler au niveau du pathos, (texte) de l’affectivité immédiate, le résultat recherché étant un pouvoir, un empire sur l’auditoire. Le rhéteur construit son discours sur l'intention de commander aux hommes. (texte) Les sophistes savent qu’il y a une magie des mots et une élégance du discours qui fait mouche, pour peu que l’on sache l’employer avec habileté. Dès le début de L’Apologie de Socrate, Socrate se défend de cet usage de la parole et il explique qu’il n’a pas de mots fleuris à offrir, qu’il ne sait pas manier la parole pour émouvoir à la manière des Sophistes, qu’il se contentera de dire la vérité avec les premiers mots venus. Ce n’est pas un hasard si cela apparaît dans la première page de L’Apologie de Socrate. C’est un enjeu que nous retrouverons constamment dans l’histoire de la philosophie, parce qu'il est présent ici et maintenant dans notre rapport à la Parole. Il est remarquable que Socrate, dans le bouillonnement de la pensée antique, se présente sans apporter une doctrine nouvelle. Il n’oppose pas une doctrine à une autre. La philosophie peut être considérée comme un exercice de lucidité, nu et sans présupposé. Socrate constate l’effondrement de la Cité grecque, la corruption des mœurs dont le ferment semble être la sophistique elle-même. Il avoue que devant un tel problème, le savoir de son époque, la philosophie de la Nature d’Anaxagore, n’apporte guère de solutions. Accumuler un savoir ne construit pas l’homme intérieur. L'accumulation du savoir ne nous aide pas, quand est en jeu le salut de l’homme et celui de la Cité. Alors que faire ?

    Il ne reste que la libre recherche capable de déraciner l’erreur, le souci de placer l’âme devant elle-même, pour lui redonner le désir du Vrai. Réduit à très peu de mots cela tient à une formule très dense : Connais-toi toi-même ! Tel est le point de départ de la philosophie socratique. Et de la philosophie tout court. C’est qu’au fond, la vérité n’est pas dans les livres, mais en nous, elle est dans l’âme elle-même. La vérité est la vie intime de l’esprit. Socrate est celui qui, par son enseignement, vise moins à gorger l’esprit d’idées nouvelles, qu’à faire accoucher l’esprit de la vérité qu’il porte en lui, sans vraiment le savoir. Réveillé par Socrate, le disciple n’apprend pas, il comprend, il s’éveille et découvre ce qu’au fond il avait toujours pressenti. Il entre en possession de cette vérité qui n’était auparavant qu’à l’état d’opinions flottantes. L’exemple de Socrate nous montre que la vérité, si elle n’est pas un simple savoir que l’on « apprend » dans les livres, réside plutôt dans l’âme du disciple qui la découvre (texte). Elle est en nous et ne demande qu’à se manifester, dans le cours d’une investigation correctement conduite. Socrate est philosophe au sens où il est un éveilleur. Il se présente lui-même, à l’image de sa mère, comme un accoucheur, mais un accoucheur d’esprit. Socrate pratique ce que l'on appelle la maïeutique, l’art de faire accoucher l'esprit de la vérité qu’il porte en lui. Réveillé par Socrate, celui que l’on peut nommer à juste titre le disciple, n’apprend rien qui soit vraiment extérieur, il effectue plutôt une sorte de réminiscence d’une vérité qui était depuis toujours en lui, mais qui restait comme à l’état latent. Il dé-couvre ce qu’il avait au fond toujours su, mais qui était resté voilé, il se réveille de la torpeur de son ignorance. Telle est l’authentique expérience de la compréhension, tel est l’Éveil de l’intelligence. sergecar.perso.neuf.fr/

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