22/04/2016
Se plaindre ou se révolter ?
« Ce que je demande, moi, c'est que les hommes soient ordinairement bons, tolérants, compréhensifs et assez généreux. » (Georges Brassens)
Dans mon schéma précédent, la colère en question est la colère par générosité – la « colère généreuse » (expression orwellienne) – dont la dimension morale ne repose pas sur la haine mais sur le mépris à l’égard des esprits manipulateurs, oppresseurs, autoritaires et totalitaires. Le sentiment de justice nourrissant cette colère nous amène à juger qu’il existe des individus à défendre, d’autres à combattre – ou, du moins, dont les agissements sont à neutraliser. La haine peut être l’origine d’une colère mais il est alors question d’une colère par égoïsme ou par envie. Elle rend floue toute distinction des individus selon leur moralité. Et ce, tout simplement parce que l’être haineux a éteint sa propre moralité. Par conséquent, il n’y a pas, en vérité, de haine des autres sans haine de soi. De surcroît, nous pouvons dire que la haine est l’indigne mépris – inconsidéré, illimité – dans la mesure où l’être haineux ne fait plus preuve de décence, alors que le digne mépris est la conséquence d’un discernement moral – c’est le mépris du chevalier combattant au nom de certaines vertus qui, en même temps, ne lui autorisent pas d’user de n’importe quel moyen pour arriver à ses fins.
Une anecdote : nous étions, l’autre jour, quatre collègues, à discuter ensemble. Deux femmes, deux hommes. L’un des deux hommes est quelqu'un de très timide et peu spontané. Une des deux femmes lui a conseillé, afin de parvenir à s’ouvrir davantage aux autres, de se mettre en colère contre lui-même. L'autre femme a souhaité qu’il soit capable d’être plus généreux. Je pense que c’est par association de ces deux idées que se développe notre décence, c’est-à-dire notre moralité à visée pratique, notre capacité à donner et à reconnaître que nous avons reçu afin de savoir rendre.
Effectivement, la colère dite contre soi, c’est l’ardente volonté de notamment trouver sa place dans la société – donc de se faire respecter. À condition, sinon la dynamique en question est bancale et non valide, d’être respectable – donc d’être entre autres un minimum généreux.
Il faut, bien entendu, ne pas opposer colère « contre soi » et colère « pour soi » dans le sens où la première est, en fait, une colère « pour tous » donc entre autres pour soi. De la colère « contre soi » à la colère « pour tous » ; soit la colère pour se trouver – ou se retrouver – mais aussi pour trouver les autres, apprendre à aller à leur rencontre et les apprécier.
Ce qui est rigoureusement opposé à l’exposition d’une colère par générosité est finalement l’intériorisation d’une haine profonde. Ou bien l’être haineux laisse éclater sa haine. Son âme est éventuellement prête à devenir celle d’un bourreau. Son désir de domination a, selon Orwell, des origines infantiles comprenant la haine œdipienne mais aussi la rage, l’envie, le ressentiment, la tristesse, la jalousie, la vengeance (1). « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graines d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. » (Albert Camus, L’homme révolté)
À présent, nous pouvons associer la colère par générosité à l’action de se révolter (ou se rebeller), la colère par égoïsme ou par envie à l’action de se plaindre.
Me révolter et me plaindre laissent respectivement entendre que :
– j’ai su couper le cordon – du moins mentalement si je suis socialement aliéné – avec tous ceux qui incarnent une forme d'autorité – qui ne sont pas que familiaux mais aussi, par exemple, professionnels – et je considère que le salut vient d’abord de moi-même et non d’autrui. Me révolter, c’est me responsabiliser. C’est porter mon courage aux rangs des combats pour la dignité qui ne peuvent laisser les autres indifférents. Dans L’homme révolté, Albert Camus déclare : « Je me révolte donc nous sommes. » Il écrit aussi ce passage qui colle non seulement à cette partie mais aussi à ma conception de l’Anarque : « La mesure n'est pas le contraire de la révolte. C'est la révolte qui est la mesure, qui l'ordonne, la défend et la recrée à travers l'histoire et ses désordres. L'origine même de cette valeur nous garantit qu'elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l'intelligence. Elle ne triomphe ni de l'impossible ni de l'abîme. Elle s'équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l'homme, à l'endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n'est pas les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-même et dans les autres ; »
– je considère que l’autre est pleinement responsable de ma condition qui ne me convient pas, qu’en plus j’espère qu’il saura changer pour mon bien-être. Me plaindre, c’est rester dans ma propre aliénation mentale que je fais subir aux autres. « Rien que le fait de se plaindre peut donner à la vie un attrait qui la fait supporter : dans toute plainte il y a une dose raffinée de vengeance, on reproche son malaise, dans certains cas même sa bassesse, comme une injustice, comme un privilège inique, à ceux qui se trouvent dans d’autres conditions. » (Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles) Louison Chimel
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