01/12/2015
Brève autobiographie sur l'orgueil
« Cesse de jouer la comédie, marche normalement maintenant ! » Ce sont les propos d’un homme qui a pris le temps de s’arrêter à ma hauteur en voiture alors que j’étais à pieds, en train de traverser l’une des placettes de la ville iséroise de Vienne. Je l’ai regardé fixement quelques secondes, en ne disant rien. Puis je suis reparti. Je me rendais à l’une des soirées du festival de jazz qui se déroule chaque été au même endroit (Théâtre antique de Vienne). Je ne voulais pas rompre, en l’occurrence, mon enthousiasme ni mon effort physique (rejoindre à pieds le lieu des concerts) à cause du propos de ce bonhomme.
Il n’empêche que, plus tard, je me brouillais un petit peu avec un des responsables de la sécurité qui surveillait l’accès à la plateforme pour les spectateurs handicapés. Rien de bien méchant. Il râlait car le collègue que j’étais censé retrouver ce soir-là était arrivé après moi et avait négocié une place auprès de moi alors que lui n’a pas de handicap et qu’il n’était pas non plus mon accompagnateur – le personnel de sécurité m’avait bien vu arriver seul.
Témoin de ma répartie, le camarade me dit, une fois les choses calmées : « Toi, tu es droit comme un i. » Je rigolai en lui rétorquant de façon décalée, en allusion à mes importants problèmes de scoliose : « Tu m’as bien regardé ? » Il ajoute : « Ce n’est pas drôle. En tout cas, je voulais dire que tu as un orgueil énorme mais c’est ça qui te sauve. »
Je ne connaissais pas cet homme depuis longtemps. Mais, si je relaie céans ce dialogue, c’est parce que sa remarque m’a fait méditer par la suite. En définitive, je la valide. À la différence de la simple fierté, l’orgueil enfreint à la justice. Or, quelle justice ? La justice légalisée ? Elle peut beaucoup se différencier de la justice légitime alors bon… Et puis, dans la phrase du collègue, à vrai dire, nous pouvons remplacer l’orgueil par la fierté. Même si, pour autant, je n’affirmerai jamais « je suis fier », je trouve qu’heureusement – parfois ou souvent – j’ai agi par simple fierté – voire par orgueil, au risque de ne pas être très juste. Mais, à ma place, s’il faut développer une certaine spiritualité pour entretenir un bien-être psychologique et moral, le combat qu’est la vie au quotidien est matérialiste (elle suscite, autrement dit, le réveil de l’ego) dans la mesure où l’autre, dans plusieurs situations et pour plusieurs raisons, vous rappelle votre différence (allusion ici à mon handicap physique). Soyons plus précis, il peut arriver qu’un individu :
– te méprise en considérant a priori que tu es moins autonome que ce que tu l’es réellement ;
– te jalouse si jamais tu fais des choses qu’il ne s’est jamais accordé à faire. Il peut se demander par exemple : « Depuis quand les « handicapés » ont des choses à dire ? Moi qui ne le suis pas, être moins compétent que lui dans quelque domaine que ce soit n’est pas concevable ! » Or, si on jalouse mon esprit, que compte-t-on me laisser ?
– t’affirme maladroitement qu’être handicapé comporte un avantage. À la différence, en effet, des personnes névrosées qui ont une apparence banale et une santé physique convenable, au moins mon handicap se voit ; comme si celui-ci ne portait aucune conséquence sur le moral ou la psychologie, comme si l’imperfection extérieure était automatiquement compensée par une perfection intérieure.
Se battre, donc, c’est certes lutter contre l’éventuelle rancœur qui ronge l’intérieur, rend antipathique et plus globalement asocial. Mais c’est aussi, parfois, savoir mépriser, au risque de sembler, sur le moment, autocentré, arrogant, insolent (Þ 1.6.2. La vie est un combat). Si je n’avais pas été l’auteur de certains actes qui peuvent être jugés comme relevant de l’orgueil – qu’on me les reproche ou pardonne –, je serais tout simplement déjà mort.
Dans ce cas, les gens incapables de m’encadrer peuvent reconnaître au moins qu’aujourd’hui je les laisse tranquilles. Je n’aime pas du tout entretenir des liens moralement infructueux voire carrément nuisibles.
En même temps que j’avoue ma tendance orgueilleuse, j’affirme sincèrement que je recherche la paix ; d’abord la mienne, bien sûr ; mais c’est naturellement pour la rendre aux autres. Je parle non seulement de la paix que nous pouvons trouver dans la solitude (ayant toutefois sa dimension insidieuse) mais aussi, bien sûr, à plusieurs, à travers les liens harmonieux, solidaires et fraternels – bien que menacés dans le monde moderne de l’atomisation des individus par le totalitarisme de la nomadisation et de la consommation.
Louison Chimel - Extrait de Anarchiste conservateur, tome 1
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