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25/09/2015

Proudhon, l'héritage d'un socialiste (2/3)

«Cet isoloir qu'on appelle Assemblée nationale»

Proudhon a-t-il cru à la «révolution par en haut»? Les désillusions consécutives à l’échec de la vague révolutionnaire de 1848 expliquent en large partie son état d’esprit mais, s’il a pu être tenté par le bonapartisme, ce n’est assurément pas ce qui domine son œuvre, presque toujours critique de l’État et des gouvernements:

«Le but de la Révolution de 1848 est connu: c’est l’abolition complète du privilège propriétaire. Le moyen d’arriver à cette abolition est également connu: c’est l’association ouvrière, c’est la substitution de la solidarité industrielle à la commandite capitaliste; c’est la centralisation, par le crédit mutuel, de toutes les forces travailleuses; c’est, en un mot, l’excommunication de la propriété.»

Pendant cette période, Proudhon publie également un Manuel du spéculateur où il dénonce le «régime bussal», c’est-à-dire l’extension des valeurs de la Bourse à l’ensemble des activités humaines. Toujours critique des autorités, il est de nouveau condamné à la suite de la publication de De la justice dans la Révolution et dans l’église (1858), véritable manifeste de l’anticléricalisme qui sera lu par des nombreux responsables politiques tout au long du XIXe siècle. Il se réfugie ensuite en Belgique jusqu’en 1862, avant de revenir en France où il bénéficie d’une amnistie. Parmi ses dernières réflexions politiques, il faut relever son attention à la question du fédéralisme. Installé à la périphérie de Paris, à Passy, il publie en 1863 Du Principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution, où il défend fortement l’idée de fédération:

«Toutes mes idées économiques, élaborées depuis vingt-cinq ans, peuvent se résumer en ces trois mots: fédération agricole-industrielle. Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable: fédération politique ou décentralisation.»

Dans son ultime ouvrage, De la capacité politique des classes ouvrières, Proudhon prône une mise à distance radicale du mouvement ouvrier à l’égard des élections et de l’État. La défiance à l’égard de l’institution parlementaire est une des constantes de l’œuvre de celui qui écrivait: «Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent.»

Peut-on résumer les grands traits de son œuvre? On peut citer en premier lieu, sans exclusive, son appréciation de l’histoire révolutionnaire qu’il analyse comme un mouvement perpétuel de l’humanité vers plus de justice. Le rôle central des rapports économiques (la propriété, le crédit, l’impôt) est évident, de même que le problème de l’État et de Dieu, deux absolus contre lesquels il a ferraillé pendant une grande partie de son existence. Enfin, la question sociale et ouvrière est cœur de la réflexion proudhonienne: à ce titre, n’oublions pas de souligner que Proudhon est un des très rares théoriciens du mouvement ouvrier à être d’extraction modeste, et sa popularité parmi les Internationaux français doit aussi se comprendre à partir de cet ancrage.

Proudhon «oui et non»

La perspective séparatiste proudhonienne, au sens où les ouvriers doivent être séparés de toutes les formes politiques et sociales bourgeoises, lègue au mouvement socialiste et syndicaliste français un horizon qui le hantera durablement et périodiquement, au-delà des controverses sur l’œuvre elle-même. Comment en effet ne pas voir chez le militant syndicaliste Fernand Pelloutier et le philosophe Georges Sorel –qui s’en réclament d’ailleurs régulièrement– cet héritage proudhonien? Les syndicalistes révolutionnaires de la CGT ont assurément recueilli et fait fructifier cette dimension séparatiste.

Mais son écho va bien au-delà de la gauche. Une des appropriations les plus controversées de Proudhon est celle de cercle portant son nom, le fameux «Cercle Proudhon», qui mêle des théoriciens du syndicalisme révolutionnaire avec des représentants de l’Action française entre 1911 et 1914. Assurément très minoritaire, il a longtemps porté préjudice à l’image du socialiste anti-autoritaire, d’autant que des théoriciens contre-révolutionnaires d’entre-deux-guerres puis du régime de Vichy font la part belle à Proudhon. Il existe bien en effet une permanence de cet héritage, sélectif et très contestable historiquement, mais légitimé par certaines positions conservatrices sur la famille et une hostilité viscérale au jacobinisme (Proudhon déteste la Révolution française, bourgeoise et parlementaire) et aux républicains bourgeois, associés à l’étatisme. Proudhon, «c’est un style, une violence et une conviction qui ne laissent pas indifférent, notamment de ce côté-ci du monde politique».

Dans le mouvement socialiste organisé, la condamnation est sévère du côté des partisans de Jules Guesde puis ultérieurement par le mouvement communiste international dans le sillage de l’URSS: Proudhon est ainsi une figure très célèbre mais le plus souvent honnie, elle incarne la figure négative de l’anarchisme face à Marx. Reste qu’au sein même du PCF un ouvriérisme marqué, une fierté ouvrière, «basiste» et anti-intellectualiste trouvent selon certains historiens ses racines chez des figures comme Proudhon.

Avec la fin progressive de l’hégémonie intellectuelle à gauche du PCF, Proudhon connaît un regain d’intérêt progressif dans lequel les années 1960 marquent un tournant. Pour la deuxième gauche, Proudhon est bien un anti-Marx, mais surtout une figure à réhabiliter car il incarne un socialisme non autoritaire contre la dérive bureaucratique. Le colloque sur l’Actualité de Proudhon qui a lieu en 1965 et publié en 1967 s’inscrit dans ce mouvement, correspondant aussi à une certaine vivacité du courant anarchiste qui va s’affirmer dans le sillage des événements de mai-juin 1968. Pour présenter cet ouvrage, voilà ce l’on pouvait écrire en 1967:

«On se demande aujourd’hui si certaines tendances du monde contemporain ne correspondent pas à des conceptions fondamentales de Proudhon. Citons, par exemple, le développement de toutes formes d’autonomie, l’accent mis sur l’élément libre et contractuel de tout engagement social, l’association de l’ouvrier à la gestion de l’entreprise et même de l’économie.»

Proudhon «oui et non», tranchera le libertaire Daniel Guérin: son œuvre est bien en discussion.

Une sympathie durable se repère par exemple chez une figure emblématique de la deuxième gauche, l’historien de l’autonomie ouvrière et éditorialiste influent Jacques Julliard, sympathie dont on retrouve encore la trace dans sa récente histoire des gauches ou encore dans son dialogue avec Jean-Claude Michéa. Mais à la perspective anti-étatiste fondamentale s’est substituée ici une référence plus ponctuelle pour exprimer une défiance à l’égard de la bureaucratie et de l’État, à distance des grandes déclarations proudhoniennes de 1848.

 

Foundation Jean Jaurès - Slate.fr - 19 Janvier 2015

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