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06/02/2015

Le langage en politique (1/3)

george_orwell_poster-r498b62ece7aa4b15a36a0135be6df661_wvg_8byvr_324.jpg« Les relations qu’il y a entre les habitudes de pensée totalitaires et la corruption du langage constituent une question importante qui n’a pas été suffisamment étudiée. » (George Orwell cité par Simon Leys dans Orwell ou l’horreur de la politique)
Nous pouvons nous inspirer de la pensée orwellienne afin de relever l’importance du langage – ainsi que de l’histoire, comme nous le voyons plus loin – dans la politique. Avant cela toutefois, j’aimerais évoquer le philosophe français Henri Bergson (1859-1941) qui conçoit la conscience intégrale à travers un apport remarquable de l'intuition, complétant celui de l'intelligence, pense que le pouvoir du langage – outil d'expression de cette dernière – est limité afin de discerner convenablement l'individualité. Par le règne de l'intelligence – forcément « sous l'influence du langage » –, il craint la tendance de « lire des étiquettes collées » sur les choses. Ces deux dernières expressions sont tirées de son livre Le rire (1900) dans lequel il écrit également ce passage : « Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. »

Ainsi, nous devinons que le langage peut être une bonne arme de manipulation, aussi bien dans les relations les plus classiques de la vie quotidienne que pour le pouvoir politique.
En même temps, l’existence de cette précédente « zone mitoyenne » doit nous rassurer sur l’incapacité de ce dernier à nous rendre absolument corruptibles et serviles. En ayant conscience de cette « zone », il faut parvenir, dans la vie de tous les jours, à cultiver notre individualité – autrement dit, à garder en conscience, en permanence, une dose suffisante d’individualité – pour conserver notre libre arbitre et notre esprit critique.

George Orwell, à travers ses œuvres comme les célèbres romans 1984 et La ferme des animaux, nous interpelle spécifiquement sur l’importance de la maîtrise du langage par le pouvoir politique permettant à celui-ci d’asseoir sa domination.
Dans ces précédents ouvrages, sont décrites des sociétés imaginaires. Leurs ressemblances avec les régimes nazi et soviétique du siècle dernier sont frappantes et officialisées. Seulement, nous pouvons relever également des traits de ressemblance avec notre société capitaliste et son oligarchie libérale. Cette approche se veut bizarrement moins officielle…
Il faut bien préciser le sens que prend ici l’expression « maîtrise du langage ». Par langage, il ne faut pas entendre logos ou raisonnement logique au service de la vérité mais simplement l’ensemble des mots – écrits ou parlés – utilisés dans une société. Donc, par « maître du langage », il ne faut pas entendre maître du logos, philosophe amoureux de la vérité et confirmé dans le domaine de la dialectique – définition que, sinon, j’affectionne. Au contraire ici, le maître est le dominateur dans son sens évidemment péjoratif. Le « maître du langage » est le responsable de la parole officielle, des écrits officiels. Il fait donc attention au langage des individus qui doivent se plier à ces derniers. Le « maître du langage » – expression à laquelle je prends donc soin de mettre des guillemets – peut aller du néo-sophiste membre de l’intelligentsia au pur et simple policier de la Pensée correcte.
J’aurais pu parler de contrôle plutôt que de maîtrise (du langage). Le premier mot peut plus fréquemment prendre un sens péjoratif. Or, justement, maîtriser le langage d’autrui, ce n’est pas simplement le comprendre mais c’est le connaître si bien que c’est en être le créateur et le précurseur. C’est pire que le contrôler. Celui qui me contrôle peut se contenter de me surveiller – éventuellement dans l’impermanence. Celui qui me maîtrise est devenu mon maître. Il sait tout sur moi, sans que j’en aie forcément conscience – but éventuellement recherché par le maître afin que sa domination soit moins visible tout en ne perdant rien en intensité. Le maître ne fait pas que contrôler mes faits et gestes, il les anticipe. Dans un sens, il peut se passer de les contrôler – comme il appuierait sur une télécommande pour que je réalise telle ou telle action – tant qu’aucune des conséquences de mes faits et gestes n’échappe à sa conscience. C’est le dompteur et son animal dompté.
Maintenant, l’homme attaché à un sens noble ou artistique, ou simplement scrupuleux, des notions de maître et de langage peut, par conséquent, préférer l’expression « agent de la pensée correcte ». Cet agent, en tant qu’intellectuel, est plutôt du côté de l’action préventive. En tant que responsable ou exécutant de la censure, il est du côté de l’action répressive.

Les dirigeants de la Pensée correcte, ainsi responsables du langage public et vrais patrons des médias, peuvent mettre en avant telle notion plutôt qu’une autre, ostraciser telle ou telle autre. Ce sont, dans un sens, de vrais professionnels de la communication. Cela peut avoir un lien avec la mercatique même si elle concerne, a priori, le monde du commerce. Mais en même temps, elle a évidemment à voir avec la pensée unique. Ses agents ne veulent pas forcément vous interdire de dire telle ou telle chose mais faire en sorte que vous pensiez vraiment autrement pour ensuite aller tout naturellement dans le sens de la pensée correcte. La logique est bien totalitaire. Le langage public sous la domination du « maître du langage » doit faire naître, ou bien disparaître, certaines habitudes verbales dans le langage qu’on retrouve dans les liens privés et intimes. Les mots peuvent même prendre un nouveau sens, éventuellement contraire à l’original. D’où, par exemple dans La ferme des animaux, cette devise donnée aux animaux qui, pour une très grande majorité d’entre eux, s’y plient : « La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance, c'est la force. » Aussi, en allusion à un slogan présent dans le film Oublier Cheyenne (2006), si « le gouvernement nous pisse dessus, les médias nous font croire qu'il pleut ». Louison Chimel, extrait des Cahiers d'un Anarchiste conservateur

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