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01/07/2014

La Dauche c’est la Groite, par Jean-Claude Michéa (2/3)

Une révolte aliénée

Si Winston Smith, fonctionnaire compétent et efficace du « Ministère de la vérité », conserve une parcelle d’humanité ( et c’est naturellement ce point qui l’apparente aux prolétaires ) c’est donc d’abord dans la mesure où toutes les formes du passé le fascinent. Cette fascination, bien sûr, le perdra puisque M. Char-rington, le gérant du magasin d’antiquités, se révélera appartenir à la     « Police de la Pensée ». Elle demeure néanmoins, tout au long du roman, la véritable clé psychologique de sa révolte contre le Parti, et cela bien avant que la rencontre amoureuse de Julia ne donne à son désir de résistance un socle plus généreux. À l’inverse, l’effort de destruction mé-thodique de tout le passé est, comme on le sait, l’axe autour duquel la politique de « l’Angsoc » s’ordonne intégralement. Cela signifie, par conséquent, que la révolte de Winston Smith, si aliénée soit-elle2, est d’abord, dans son principe, une ré-volte conservatrice ; et que, faute de s’appuyer consciemment sur les as-pects positifs du passé, les combats livrés contre la servitude moderne sont nécessairement promis à un échec radical et définitif.
Il y a là cependant un problème réel : on sait que dans le novlangue moderne – c’est-à-dire dans cette manière de parler destinée à rendre impossible l’apparition de toute pensée « politiquement incorrecte », « conservatisme » est le « mot-couverture » ( blanket-word ) qui désigne le « crime de pensée » par excellence : celui qui scelle notre com-plicité avec toutes ces incarnations du mal politique que sont l’« Ar-chaïsme », la « Droite », « l’Ordre établi » ou « la société d’intolérance et d’exclusion ». Comme cette incro-yable mystification est située au cœur même du capitalisme moderne ( et en constitue la ligne de défense principale ), il est absolument nécessaire d’en questionner brièvement les postulats fondamentaux, ne serait-ce que pour mesurer l’extraordinaire courage intellectuel qu’il fallut à Orwell pour réhabiliter, même par jeu, un mot que la Gauche bien pensante ( à supposer qu’il y en ait désormais une autre ) avait si puissamment diabolisée.

Le piège philosophique de la gauche

La distinction des Whigs et des Tories s’est imposée en Angleterre, à partir du XVIIIe siècle, pour opposer le « Parti du Mouvement » et celui de la « Conservation ». Il s’agissait alors, par ces termes, de désigner, d’un côté, le parti du capitalisme libéral, favorable à l’économie de marché, au développement de l’individualisme calculateur et à l’ensemble des réformes morales correspondantes ; de l’autre celui des tenants de l’An-cien régime, c’est-à-dire d’un ordre social, à la fois communautaire et strictement hiérarchisé. On remarque aussitôt dans quel piège philosophique la « Gauche » ne pouvait man-quer de s’enfermer, dès lors qu’assimilant, une fois pour toutes, le con-servatisme à la « Droite », elle s’exposait à reprendre à son compte une grande partie des mythes fondateurs du progressisme whig. Or, si nous entendons par « socialisme » le projet, formulé au XIXe siècle, d’un dépassement des contradictions in-ternes du capitalisme libéral, il est évident que le travail de réinscription du socialisme dans les thématiques de la Gauche progressiste ( travail qui, en France, fut l’œuvre de l’af-faire Dreyfus )5 ne pouvait aller sans problèmes. Dans la pratique, en effet, cela conduisait à peu près nécessairement à désigner comme « socialistes » ou « progressistes » l’ensemble supposé cohérent des différents mouvements de modernisation qui, depuis le début du XIXe siècle, sapaient de tous les côtés l’ordre effectivement établi. Ceci revient à oublier, comme Arno Mayer l’a bien mis en évidence6, que la base écono-mique et sociale de cet ordre était encore, jusqu’en 1914, essentiellement agraire et aristocratique. Dans ces conditions l’appel de la Gauche à innover sur tous les fronts de l’ordre humain, et à rompre radicalement avec la moindre trace de mentalité « archaïque » ou « conservatrice » avait un mal croissant à se distinguer des autres exigences culturelles du système capitaliste. Celui-ci, en effet, a peu à voir avec la tyrannie de l’Église, de la Noblesse ou de l’État-Major. Dans sa réalité, il est lié à un type de civilisation qui est tout ce qu’on voudra sauf conservateur, comme Marx, avant J. Schumpeter et D. Bell, l’avait du reste parfaitement mis en lumière :
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était au contraire pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables se dissolvent : ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané» (Manifeste communiste, chapitre 1).

Jean-Claude Michéa - immediatement.com

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