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27/06/2014

La Dauche c’est la Groite, par Jean-Claude Michéa (1/3)

En se définissant comme anarchiste tory, George Orwell malmenait le confort sémantique de la gauche britannique. Briser le politiquement correct du langage idéologique était pour lui le préalable indispensable à toute réflexion politique. Mais l’écrivain anglais a surtout montré comment la gauche moderne a refermé définitivement le piège historique du capitalisme sur les travailleurs et les simples gens.

 Orwell a très bien senti que la décomposition de l’intelligence critique était déjà largement à l’œuvre dans les sociétés libérales. Et si nous de-vons en juger par les formes de jargon qui envahissent à présent l’univers des médias, de l’entreprise ou de l’administration, c’est assurément un diagnostic que rien n’a infirmé. Or, si le journaliste branché, le cadre dynamique, l’expert compétent ou le gestionnaire avisé n’apparaissent plus capables de s’exprimer autrement que selon les règles de leurs novlangues spécifiques, il ne peut s’agir, d’un point de vue orwellien, d’une évolution innocente. Elle me-sure, en vérité, l’emprise croissante que ces différents pouvoirs ne cessent d’exercer sur nos vies.

Réhabiliter une certaine  quantité de «conservatisme»

C’est pourquoi, les critiques et les mises en garde répétées d’Orwell contre la décadence accélérée du langage moderne, ses appels à préserver un anglais vivant et populaire, comme aussi son choix de la littérature en tant que forme privilégiée de l’écriture politique, ne doivent en au-cun cas être tenus pour les signes d’un purisme maniaque et élitaire. C’est tout le contraire qui est vrai : c’est parce que les élites modernes sont désormais en mesure de re-construire un monde entièrement à leur image, que le langage contemporain – et singulièrement celui de la jeunesse, cible principale de la so-ciété marchande – s’est appauvri de façon si caractéristique et que disparaissent peu à peu aussi bien le génie populaire de la langue que la sensibilité poétique1.
C’est cette nécessité de protéger la civilité et le langage traditionnels contre les effets de la domination de classe, qui est, vraisemblablement, à l’origine du besoin si souvent ressenti par Orwell de réhabiliter une certaine quantité de « conservatisme ». Aucune société décente, en effet, ne peut advenir, ni même être imaginée, si nous persistons, dans la tradition apocalyptique ouverte par Saint Jean et Saint Augustin, à célébrer l’avènement de « l’homme nouveau » et à prêcher la nécessité permanente de « faire du passé table rase ». En réalité, on ne peut espérer « changer la vie » si nous n’acceptons pas de prendre les appuis appropriés sur un vaste héritage anthropologique, moral et linguistique dont l’oubli ou le refus ont toujours conduit les intellectuels « révolutionnaires » à édifier les systèmes politiques les plus pervers et les plus étouffants qui soient. C’est une autre manière de dire qu’aucune société digne des possibilités modernes de l’espèce humaine n’a la moindre chance de voir le jour si le mouvement radical demeure incapable d’assumer clairement un certain nombre d’exigences conservatrices. Telle est, de ce point de vue, la dernière – et la plus fondamentale – leçon de 1984 : le sens du passé, qui inclut forcément une certaine aptitude à la nostalgie, est une condition absolument décisive de toute entreprise révolutionnaire qui se propose d’être autre chose qu’une variante supplémentaire des erreurs et des crimes déjà commis.
— « À quoi devons-nous boire cette fois [ demanda O’Brien ] ? À la confusion de la Police de la Pensée ? À la mort de Big Brother ? À l’humanité ? À l’avenir ?
— Au passé, répondit Winston.
— Le passé est plus important, consentit O’Brien gravement. »
(1984, p. 251.)
Jean-Claude Michéa - immediatement.com

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