08/04/2014
Le fascisme des antifascistes, par Pier Paolo Pasolini (1/2)
Il existe aujourd’hui une forme d’antifascisme archéologique qui est du reste un bon prétexte pour se procurer une licence d’antifascisme réel. Il s’agit d’un antifascisme facile qui a pour objet et objectif, un fascisme archaïque qui n’existe plus et qui n’existera plus jamais. Partons du film récent de Naldini: “Fasciste”. Eh!bien, ce film, dans lequel l’auteur s’est posé le problème du rapport entre un chef et la foule, a démontré que Mussolini et la foule, sont deux personnages absolument archéologiques. Un chef comme celui-là est aujourd’hui absolument inimaginable, non seulement à cause de l’irrationalité et des nullités qu’il dit, mais aussi parce qu’il ne trouverait pas de place et de crédibilité dans le monde moderne. La télévision suffirait pour le rendre vain, le détruire politiquement. Les techniques de ce chef-là, pouvaient bien aller sur un podium, dans un meeting, face aux foules colossales, mais elles ne fonctionneraient absolument pas sur un écran-Tv.
Ce n’est pas une simple constatation épidermique, purement technique, c’est le signe d’un changement total de la façon d’être, de communiquer entre nous. Il en est de même pour la foule, cette foule colossale. Il suffit de poser les yeux sur ces visages pour voir que cette foule-là n’existe plus, que ce sont des morts qui sont ensevelis, et qui sont nos aïeuls. Il suffit de cela pour comprendre que ce fascisme ne se renouvellera jamais plus. Voilà pourquoi une grande partie de l’antifascisme d’aujourd’hui, ou du moins, de ce qui est appelé antifascisme, est, ou bien ingénue et stupide, ou bien de mauvaise foi: parce qu’elle livre bataille ou elle feint de livrer bataille à un phénomène mort et enterré, archéologique, justement, qui ne peut plus faire peur à personne. C’est, en somme, un antifascisme de complaisance et de tout repos.
Je crois profondément, que le véritable fascisme est celui que les sociologues ont appelé, de façon trop débonnaire, la “société de consommation”. Une définition qui semble inoffensive, purement indicative. Mais il n’en est pas ainsi. Si l’on observe bien la réalité, et surtout si l’on sait lire dans les objets qui nous entourent, dans le paysage, dans l’urbanisme et surtout dans les hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de consommation, sont les résultats d’une dictature, d’un véritable fascisme. Dans le film de Naldini, nous avons vu des jeunes encadrés, en uniforme… Avec une différence, cependant. Les jeunes d’alors, au moment-même où ils enlevaient leur uniforme et reprenaient le chemin pour retrouver leurs familles et leurs champs, redevenaient les italiens d’avant, avant le fascisme.
Le fascisme les avait rendus, en réalité, des pantins, des serfs, et les avait peut-être même en partie convaincus, mais il ne les avait pas touché sérieusement. Au fond de leur âme, dans leur façon d’être.
Ce nouveau fascisme, cette société de consommation, par contre, a profondément transformé les jeunes, il les a touchés dans leur intimité, il leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus, comme à l’époque mussolinienne, d’une non-règlementation superficielle, de parade, mais d’une non-règlementation réelle qui a volé et changé leur âme. Ce qui signifie, en fin de compte, que cette civilisation de consommation est une civilisation dictatoriale. En somme, si le terme fascisme signifie arrogance du pouvoir, la société de consommation a bel et bien réalisé le fascisme.
Un rôle marginal. C’est pour cela que j’ai dit que, ramener l’antifascisme à une lutte contre ces gens-là, signifie faire de la mystification. Pour moi, la question est bien plus complexe mais aussi plus claire. Le véritable fascisme est celui de la société de consommation et les démocrates chrétiens sont, même s’ils ne s’en rendent pas compte, les véritables fascistes d’aujourd’hui. Dans ce cadre, les fascistes “officiels” ne sont rien d’autre que la continuation du fascisme archéologique: et en tant que tels, on ne doit pas les prendre en considération.
Dans ce sens, Almirante, bien qu’il aie essayé de se mettre au goût du jour, est pour moi, aussi ridicule que Mussolini. Un danger plus réel vient plutôt aujourd’hui des jeunes fascistes, de la frange néonazie du fascisme qui compte maintenant quelques milliers de fanatiques mais qui pourraient devenir, demain, légion.
(“L’Europeo”, 26 Décembre 1974, interview de Pier Paolo Pasolini, par Massimo Fini, publiée par la suite dans le livre “Scritti Corsari”)
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