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07/02/2012

Les socialistes utopiques du XIXe siècle : le Comte de Saint-Simon

35491) Eléments biographiques

Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon est né le 17 octobre 1760. Sa famille prétend descendre de Charlemagne et il est le petit cousin du duc de Saint-Simon, le célèbre mémorialiste du règne de Louis XIV. Il refuse de faire sa première communion, montrant ainsi très tôt des convictions athées. Son père le fait enfermer à Saint Lazare. Libéré il lit Rousseau et d'Alembert.
Il s'engage dans l'armée du roi en 1777 et participe à la guerre américaine d'indépendance. Il est présent à la bataille de Yorktown en 1781 et est fait prisonnier par les troupes anglaises. Ce qui l'intéresse, du reste, et même le fascine est moins la politique que l'économie du Nouveau Monde. L'industrie y est déjà naissante, la religion s'est retirée. Il rentre en France en 1783 avec la signature du traité de Versailles et est mis en congé de l'armée. Il parcourt alors l'Europe, La Hollande, l'Espagne.
Il est le témoin actif de la Révolution française. Alors en Picardie, il participe à la rédaction des cahiers de doléance dans sa région. Puis il fréquente les sociétés populaires de la capitale parisienne. Il est arrêté en novembre 1793 et placé à la prison de Sainte-Pélagie pendant la Terreur car des membres de sa famille ont rejoint le camp contre-révolutionnaire, ce qui fait de lui un suspect. Il est libéré peu après le 9 thermidor an II et la chute de Robespierre. Au service du Directoire, il remplit diverses missions secrètes.
Grâce à des spéculations sur la vente des biens nationaux, il fonde une entreprise de transport et se marie en août 1801 mais divorce l'année suivante. Il demande la main de Madame de Staël… qui la refuse. En 1805, son entreprise fait faillite. Ruiné, il vit de l'aide de sa famille. A partir de 1807 il est copiste au Mont-de-piété.
En 1803, il écrit une Lettre d'un habitant de Genève à ses contemporains où il défend l'idée que les affaires publiques doivent être confiées aux scientifiques, aux artistes et aux entrepreneurs.
En 1808, il publie une Introduction aux travaux scientifiques du XIX° siècle et en 1813 Mémoire sur la science de l'homme et Théorie de la gravitation universelle.
A partir de 1814, il a pour amis puis secrétaires l'historien Augustin Thierry puis (à partir de 1817) le philosophe Auguste Comte. C'est en 1814 qu'il publie De la réorganisation de la société européenne
En 1816, il lance la revue L'industrie En 1819, il lance un périodique, Le politique et publie L'organisateur où se trouve la célèbre parabole des abeilles et des frelons. L'auteur est bientôt poursuivi par les tribunaux, accusé de subversion mais est acquitté car ses théories sont considérées comme peu sérieuses.
De 1820 à 1822, il publie plusieurs volumes d'un Système industriel. Mais ses idées ne le font pas vivre. Il est dans la misère, perd l'amitié d'Auguste Comte et tente de se suicider en 1823. Un banquier, Olinde Rodrigues, lui vient en aide, subvient à ses besoins et devient même son disciple. En 1825 paraît le Nouveau christianisme
Saint-Simon meurt le 19 mai 1825. Peu lues de son vivant, ses œuvres seront interprétées et développées notamment par Barthélémy Prosper Enfantin. Mais ceux qu'on appellera les saint-simoniens auront des idées qui s'éloigneront de celles du maître dont ils se réclament.

2) La pensée de Saint-Simon

a) l'expérience américaine
En 1779 (donc dix ans avant la Révolution Française) il part pour l'Amérique combattre pour l'indépendance des États-Unis. Il s'y passionne pour la liberté industrielle. Il comprend que la révolution américaine ouvre une nouvelle ère. Une forme de civilisation va naître : une civilisation de la production. Les États-Unis apparaissent comme un pays où le dogme religieux est éteint puisque toute religion se voit admise et qu'aucune ne domine. L'Amérique ignore les privilèges de classe, l'oppression et l'exploitation des laborieux par les oisifs. Il n'y a pas de nation fainéante vivant aux dépens de la nation travaillante. Dans l'ancien monde gouvernent les improductifs. Le poids de l'État se manifeste en Amérique avec une force moindre qu'en Europe. Dans une nation égalitaire le carcan étatique ne torture point les industriels : les Américains s'attachent au développement de l'industrie et garantissent la liberté individuelle.
Saint-Simon, en héritier des lumières veut qu'un « conseil scientifique » gère la planète. Au savoir de guider et d'administrer la communauté. Savants et artistes dirigeront la marche de l'esprit humain. Le travail se précise par contraste avec le parasitisme des oisifs « L'homme doit travailler » Le travail est une extériorisation productive dans le domaine de la création littéraire et scientifique comme dans celui de l'effort technique. À ce monde où l'homme organise et dompte le réel, soumet les choses à sa volonté, s'oppose la jouissance de l'oisif.
À partir de 1816, le concept de travail se trouve de plus en plus clairement formulé et explicité. Tout apparaît comme devant se faire par l'industrie et par conséquent pour elle. Du pouvoir savant nous passons au pouvoir industriel, à la mise en relief de la classe des industriels, seule classe utile. Les savants lui seront subordonnés. Le travail est l'essence de l'homme. « La société toute entière repose sur l'industrie ». L'industrie désigne toute production, toute relation, tout acte par lequel s'opère l'humanisation de la nature. Comme chez Marx, il faut avoir pour principe l'homme incarné dans une situation historique, l'être en tant que producteur.
Mais la méthode de Saint-Simon reste utopiste : le « gouvernement des choses » sera le produit du discours et de la persuasion. La violence est exclue de l'univers saint-simonien. Il hérite en cela de la pensée des Lumières : la société libre s'impose d'elle-même. L'ère industrielle est un nouveau moment de l'esprit qui succède au temps d'ignorance et de barbarie.

b) La parabole des abeilles et des frelons
Si le travail est premier, si l'industrie informe le monde et éduque l'homme, l'oisiveté par ruse et violence s'empare des fruits du travail. Le grand conflit de la nation travaillante et de la nation fainéante nous fournit le schème de toute lutte de classes à l'époque industrielle. Le labeur des abeilles est spolié au profit d'une armée de frelons.
Là où Marx spécifiera la relation d'exploitation sous la forme du lien entre l'ouvrier et le capitalisme, Saint-Simon creuse le thème plus général de l'interaction entre la production et la consommation non productive. L'art de gouverner est l'opération qui légitime le vol généralisé. L'industrie s'est trouvée exclue de toute participation active à l'État et à la direction du pays. La vie sociale morte et sclérosée possède toutes les commandes de la nation.
« Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers physiologistes… et les cent autres personnes de divers états non désignés, les plus capables dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers (…), la nation deviendrait un corps sans âme, à l'instant où elle les perdrait » Si la France perdait le même jour officiers, ministres, conseillers d'États, nobles et autres parasites, « il n'en résulterait aucun mal politique pour l'État » Ce texte célèbre exprime non seulement le thème de la lutte des classes et du dépérissement de l'État mais aussi le credo fondé sur l'éthique du travail.
Saint-Simon pose le principe de la lutte des classes avec la plus grande netteté. L'antagonisme des classes a été, jusqu'à présent, le trait distinctif des sociétés humaines. Saint-Simon annonce le célèbre principe du Manifeste. Le conflit principal s'est noué entre nobles et producteurs.
Saint-Simon analyse la genèse historique de la lutte des classes. Le système féodalo-militaire est né au IV° siècle et se constitue définitivement au XI° siècle. La capacité industrielle a été apportée par l'affranchissement des communes. Avec les communes apparaît la propriété industrielle libérée de la puissance seigneuriale. De même le pouvoir spirituel progresse dès que les Arabes introduisent en Europe les ferments de la positivité scientifique. Or nul plan humain n'est préparé d'avance. L'Esprit (comme chez Hegel) se fait, sans se soucier des individus qui sont, au contraire, ses instruments (Ruse de la raison ?) Le glas du pouvoir féodalo-militaire a sonné. Le résultat de la lutte des classes est le suivant : l'industrie s'enrichit à force de patience et d'économie. D'abord esclave, elle est maintenant indépendante de la classe féodale qui lui est économiquement subalternisée.
Le concept de classe industrielle est ambigu. Saint-Simon tend parfois à tout homogénéiser, unifier. Mais peu à peu les textes mettront en relief les divisions au sein de la classe industrielle. Les producteurs sont divisés. La classe la plus nombreuse et la plus pauvre, celle qui n'a que le travail de ses bras, ne peut être confondue avec les chefs des travaux industriels, honorés et puissants et possédants, d'une certaine façon, le pouvoir.

c) La classe des prolétaires
1789 introduit une nouvelle problématique. Jusque là la masse du peuple, des industriels faisait corps contre l'action de la féodalité : lutte contre les privilégiés, les nobles. La Révolution accomplie, les chefs des travaux industriels ont tiré de substantiels avantages du nouveau régime. La classe des prolétaires commence alors à poindre. L'unité des producteurs a été détruite. Existe une classe qui n'a pas d'autre moyen d'existence que ses bras et dont le sort est inséparable d'un nouveau christianisme. Le projet social de Saint-Simon se situe dans une optique religieuse : théorie des fins, religion de l'humanité souffrante (ce qui n'est pas contradictoire puisque toute religion est pour lui une conception scientifique matérialisée, une application de la science). Le principe de l'amour a pour objet l'amélioration du destin de la classe des prolétaires.
Dans la Lettre à messieurs les ouvriers il écrit : « Vous êtes riches et nous sommes pauvres. Vous travaillez de la tête et nous des bras. Il résulte de ces deux différences fondamentales que nous sommes et devons être subordonnés » Le bloc se fragmente mais la classe ouvrière ne s'affirme pas sujet. Elle est subordonnée aux chefs des travaux industriels. Le véritable sens de l'égalité manqua à Saint-Simon.
Dans De l'organisation sociale (1825), apparaît la classe des prolétaires comme groupe responsable. Ils peuvent être admis comme sociétaires. Se dessine le prolétariat comme groupe éduqué.
Il existe un écart entre Saint-Simon et Marx : d'un côté le prolétariat est certes conçu comme responsable mais reconnaissant la supériorité des chefs, de l'autre une classe ouvrière sujet et non plus subordonnée. Le prolétariat n'est pas encore chez Saint-Simon la négation vivante de la société bourgeoise. L'époque ne peut encore le permettre.

d) Les classes intermédiaires
Ce sont les légistes et les métaphysiciens. Leur fonction fut médiatrice mais ils ne subsistent plus désormais que comme fossiles inutiles et parasitaires. Légistes et métaphysiciens représentaient un organe de transition destiné à ce que le système industriel ne dépérisse point sous l'action de la féodalité. S'imposait un régime assouplissant le pouvoir théologique. Ce dernier survit mais fait obstacle à l'épanouissement du régime industriel. Légistes et métaphysiciens dirigent les affaires publiques, renforcent l'État, figent le processus historique. Ce sont les bourgeois au sens général du terme. La haine pour les légistes et métaphysiciens est en fait dirigée contre l'État non administratif mais instrument de coercition. Saint-Simon critique l'État et rêve d'une société non oppressive, d'une communauté libre dégagée des chaînes gouvernementales et bureaucratiques. Il faut dissoudre l'État et la caste qui le soutient. L'État est l'obstacle essentiel. Saint-Simon annonce Marx :

Appareil gouvernemental et étatique représente les classes sociales dominatrices. Il incarne celles qui possèdent le pouvoir.
Cet État entrera en sommeil avec l'apparition d'un règne véritablement industriel. Lorsque l'anarchie économique cèdera la place à l'organisation industrielle, l'État sera dissous en tant qu'État.

Les gouvernements administrent les affaires générales dans leur intérêt au lieu de les gérer dans l'intérêt des peuples. Les gouvernants devraient jouer le rôle de délégués, de domestiques de la nation travaillante. Gouverner n'est pas un travail positif. L'État doit simplement veiller à ce qu'un processus dont il n'a pas la direction réelle se déroule sans trouble et doit par conséquent s'effacer au maximum. À la force et à la violence, à la coercition se substitue une coordination. Le passage de la forme étatique à la forme administrative est la subordination des gouvernants. Leur rôle consiste à se plier à la discipline que le réel et le peuple leur assignent. Il faut laisser la place au « gouvernement des choses » cf. Engels : « Le passage du gouvernement des hommes à une administration des choses, et à une direction des opérations de production, donc l'abolition de l'État se trouve déjà clairement énoncés ici » Ceci fait aussi de Saint-Simon un des fondateurs de la pensée anarchiste. Car ce triple pouvoir industriel, savant, artiste doit s'effacer pour que s'effectue un processus scientifique et rationnel. Le pouvoir s'autodétruit. Le seul critère d'un fonctionnement démocratique est la possibilité de répudier les institutions coercitives. Si un système politique ne tend point à réaliser l'intérêt de la masse alors il lui faut pour subsister, faire appel aux forces répressives. Mais lorsque chacun aperçoit nettement le but d'amélioration vers lequel on marche, l'appareil gouvernemental peut s'effacer le plus possible.
Un autre christianisme va s'engendrer mais sa condition première est la mort de la théologie. Le paradis dont parle Saint-Simon n'est pas celui qui se donne dans un au-delà. Saint-Simon salue la venue d'une organisation fondée sur l'amour. Il faut œuvrer pour l'amélioration du sort du prolétariat, œuvrer pour la classe la plus pauvre (et non par elle). Ce christianisme définitif annonce le bonheur terrestre. C'est un eudémonisme qui veut éliminer non les classes mais le conflit des classes, élever le monde social au bonheur.
Saint-Simon pêche par optimisme. Il élude le problème essentiel des méthodes d'action. Il reste utopiste parce que prisonnier de son époque.

Colette Kouadio - professeur de philosophie

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