10/11/2013
La décence ordinaire chez G.Orwell, par J.-C.Michéa
Seul,(…) un solide sens des limites pourrait garantir que le détour nécessaire par l'abstraction ne fonde pas un envol définitif hors de la réalité matérielle. Or ce sens des limites, garde-fou du penseur, ne peut trouver ses conditions d'existence, c'est la grande pensée d'Orwell, que dans la sensibilité morale, dans ce qu'il désigne partout comme la common decency, c'est-à-dire ce sens commun qui nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas. Si par conséquent l'intelligentsia moderne a, dans son ensemble, rompu avec le réalisme spontané de l'homme ordinaire, c'est fondamentalement parce qu'elle a cessé d'être morale. Une telle évolution est d'ailleurs ce qui la distingue de la classe ouvrière. Dans l'essai sur Dickens (publié à la fin de 1939) Orwell écrit ainsi : " L'homme ordinaire vit encore dans l'univers mental de Dickens, mais presque tous les intellectuels modernes ont rallié une forme ou une autre de totalitarisme. D'un point de vue marxiste ou fasciste, à peu près tout ce que Dickens défend peut être dénoncé comme " morale bourgeoise ". Seulement quand il s'agit de morale il n'y a pas plus " bourgeois " que la classe ouvrière.
Nous n'avons pas, ici, à nous interroger sur le degré d'exactitude de cette représentation des classes populaires. L'important, c'est de voir qu'elle fonde chez Orwell l'idée que le Socialisme a deux origines historiques bies distinctes : d'un côté il procède des dispositions éthiques engendrées par la condition ouvrière, telles que " la loyauté, l'absence de calcul, la générosité, la haine des privilèges ". De l'autre, il se développe au sein de l'intelligentsia, sous la forme de constructions conceptuelles rigoureuses, dont les fondements psychologiques sont, en dernière instance, indépendants des impératifs élémentaires de la morale, pour laquelle les intellectuels n'éprouvent en général que le mépris dû aux produits de la conscience mystifiée ( " C'est un fait étrange mais incontestablement vrai que n'importe quel intellectuel anglais ressentirait plus de honte à écouter l'hymne national au garde à vous qu'à piller dans le tronc d'une église. ")
Une généalogie critique du Socialisme doit donc briser son unité apparente ; il lui faut retrouver sous la conscience idéologique " importée de l'extérieur " la sensibilité morale qui organise la révolte ouvrière contre les conditions d'existence. Cette indispensable séparation (puisque le Socialisme existe en double) est le préalable d'une histoire qui échappe aux aventures de la dialectique. Orwell le dit clairement : " Je n'ai jamais eu la plus petite peur d'une dictature du prolétariat, pour autant qu'elle soit possible, et certaines choses qu'il m'a été donné de voir en Espagne me confirment dans ce sens. Mais j'avoue avoir en horreur absolue la dictature des théoriciens, comme en Russie ou en Allemagne ".
Par des chemins détournés, la morale finit donc par retrouver en politique la position centrale que Kant lui assignait. C'est pourquoi il est nécessaire, à présent, d'examiner de près ce que recouvre cette common decency et surtout de dévoiler le mécanisme qui conduit l'intelligentsia à s'en écarter naturellement.
Orwell nous dit ainsi qu'elle est chez les humbles une vertu " innée ". Ce n'est guère éclairant. Il dit également qu'il est difficile d'échapper à " cette idée cynique que les hommes ne sont moraux que lorsqu'ils sont sans pouvoir ". Cette remarque est plus intéressante : car c'est bien à partir des effets du pouvoir que l'énigme du socialisme doit être élucidée. (Orwell, anarchiste tory (Climats 2000) - Jean-Claude Michéa)
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