27/10/2013
Les lignes de fuite, partie 1
Le concept de ligne de fuite a été élaboré par Félix Guattari et Gilles Deleuze.
Ils distinguent pour cela au sein de nos vies trois types de ligne : la ligne dure, la ligne souple et la ligne de fuite. Les lignes dures sont celles des dispositifs de pouvoir. Tant que nous restons sous contrôle, nous nous contentons de passer d’un segment dur à l’autre : de l’école à l’université, puis au salariat et enfin la retraite. Les lignes dures nous promettent un « avenir », une carrière, une famille, une destinée à accomplir, une vocation à réaliser.
Les lignes souples sont différentes mais voguent autour des lignes dures sans les remettre en question : histoires de famille, désirs cachés, rêveries pendant les cours, vilain petit secret, discussions à voix basses autour de la machine à café, micro-politique. Ce sont ces liens qui s’immiscent même au cœur d’un univers de rapports, ces petits refus de respecter le règlement ou le code de la route, ces grèves ponctuelles, ces cours séchés. D’un passage par une ligne souple, tu reviens rapidement sur la ligne dure : tout rentre dans l’ordre.
Et enfin il y a les lignes de fuite, et de celles-ci nous ne revenons jamais au même endroit. « Une vraie rupture est quelque chose sur quoi on ne peut pas revenir, qui est irrémissible parce qu’elle fait que le passé a cessé d’exister » (Deleuze et Guattari citant Fitzgerald dans Mille Plateaux). Les lignes de fuite ne définissent pas un avenir mais un devenir. Il n’y a pas de programme, pas de plan de carrière possible lorsque nous sommes sur une ligne de fuite. « On est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer ni s’être passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire, parce que je suis entrain de les tracer » (Mille Plateaux). « Nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement, dans la vie » (ibidem). La destination est inconnue, imprévisible. C’est un devenir, un processus incontrôlable. C’est notre ligne d’émancipation, de libération. Elle est le contraire du destin ou de la carrière. Et c’est sur une telle ligne que je peux enfin me sentir vivre, me sentir libre.
Et pourtant si Félix et Gilles définissent trois lignes (et non deux), c’est bien pour nous garder de tout dualisme. Il n’y a pas d’un côté les méchantes lignes dures et de l’autre les bonnes lignes de fuite. Le dualisme est plutôt celui de la morale et des dispositifs de pouvoir. Prendre une ligne de fuite ne signifie pas « prendre la bonne voie » mais « expérimenter ». Il n’y a pas de dualisme tout d’abord parce que les lignes dures nous sont parfois vitales (pour nous nourrir et avoir un endroit où dormir) bien qu’elles travaillent nos corps, nous découpent, surcodent nos manières de percevoir, d’agir, de sentir. Le travail visant à miner ces lignes est délicat car il se fait non seulement contre l’Etat mais aussi sur soi.
Ensuite les lignes de fuite sont les plus dangereuses parce qu’elles sont réelles et pas du tout imaginaires (ce sont les lignes souples qui sont imaginaires : rêveries, fantasmes, utopies révolutionnaires, ragots,...) . Avant de suivre une ligne de fuite il faut pouvoir la tracer. Sinon cela peut nous mener à la catastrophe : paranoïa, suicide, overdose, hôpital psychiatrique, solitude, alcoolisme ou dépression. La ligne de fuite tourne en ligne d’abolition, notamment lorsque quelqu’un fuit seul(e), fuit les autres au lieu de fuir les dispositifs. Mais même à plusieurs, la fuite peut nous emmener tout droit dans un trou noir, un micro-fascisme, une secte ou un groupuscule de lutte armée, puis la prison et la mort. Dans ce cas nous avons effectivement fui nos lignes dures mais pour se faire rabattre sur des lignes bien pires encore. La désertion est une expérimentation périlleuse aussi parce qu’elle n’est pas encadrée : nous devons tracer nous-mêmes nos lignes de fuite.
Enfin, dans nos vies, toutes les lignes sont entremêlées. A la multitude des dispositifs de pouvoir correspond une multitude de lignes dures autour desquelles se tortillent une myriade de lignes souples. Et de chaque dispositif une multiplicité de désertions sont possibles. Malgré tout une émancipation globale ne se résume pas à la fuite de tous les dispositifs : ce serait là l’erreur de vouloir faire de l’émancipation une fin-en-soi, d’unifier les lignes de fuite en un programme politique. Les émancipations sont autant de libérations que de difficultés et de dangers. C’est parfois en repassant ponctuellement par des lignes dures que nous élaborerons nos meilleures désertions : un boulot saisonnier pour financer une caravane permanente, une petite subvention ponctuelle pour construire une zone d’autonomie collective, un passage par le dispositif RMI pendant un an pour repartir de plus belle ensuite. Simon - transversel.org
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