12/01/2012
Ethique et morale. Partie 3 sur 3
3) Sagesse pratique
J'aimerais donner le début d'une justification à la troisième thèse énoncée au début, à savoir qu'un certain recours de la norme morale à la visée éthique est suggéré par les conflits qui naissent de l'application même des normes à des situations concrètes. Nous savons depuis la tragédie grecque, et singulièrement depuis l’Antigone de Sophocle, que des conflits naissent précisément lorsque des caractères obstinés et entiers s'identifient si complètement à une règle particulière qu'ils en deviennent aveugles à l'égard de toute autre : ainsi en est-il d'Antigone, pour qui le devoir de donner la sépulture à un frère l'emporte sur la classification du frère comme ennemi par la raison d’État ; de même Créon, pour qui le service de la Cité implique la subordination du rapport familial à la distinction entre amis et ennemis. Je ne tranche pas ici la question de savoir si ce sont les normes elles-mêmes qui s'affrontent dans le ciel des idées - ou si ce n'est pas seulement l'étroitesse de notre compréhension, liée précisément à l'attitude morale détachée de sa motivation éthique profonde. Guerre des valeurs ou guerre des engagements fanatiques, le résultat est le même, à savoir la naissance d'un tragique de l’action sur le fond d'un conflit de devoir. C'est pour faire face à cette situation qu'une sagesse pratique est requise, sagesse liée au jugement moral en situation et pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle elle-même. Cette conviction n'est toutefois pas arbitraire, dans la mesure où elle fait recours à des ressources du sens éthique le plus originaire qui ne sont pas passées dans la norme.
Je donnerai trois exemples, pris chacun dans une des trois composantes de l'éthique : estime de soi sollicitude sens de la justice.
Un conflit naît au niveau de la première composante d'estime de soi, dès lors qu'on lui applique la règle formelle d’universalisation dont nous avons dit plus haut qu'elle est le socle de l'autonomie du sujet moral. Or, appliquée à la lettre, cette règle d'universalisation crée des situations conflictuelles, dès lors que la prétention universaliste, interprétée par une certaine tradition qui ne s'avoue pas, se heurte au particularisme solidaire des contextes historiques et communautaires d'effectuation de ces mêmes règles. Nous sommes les témoins et souvent les acteurs, en Europe occidentale, de tels conflits où s'affrontent la morale des droits de l'homme et l'apologie des différences culturelles. Ce que nous ne voyons pas, c'est que la prétention d'universalisme attachée à notre profession des droits de l'homme est elle-même entachée de particularisme, en raison de la longue cohabitation entre ces droits et les cultures européennes et occidentales où ils ont été pour la première fois formulés. Cela ne veut pas dire que d'authentiques universaux ne soient pas mêlés à cette prétention ; mais c'est seulement une longue discussion entre les cultures - discussion à peine commencée - qui fera paraître ce qui mérite vraiment d'être appelé « universel ». Inversement, nous ne ferons valoir notre prétention à l'universalité que si nous admettons que d'autres universaux en puissance sont aussi enfouis dans des cultures tenues pour exotiques. Une notion, paradoxale je l'avoue, se propose : celle d'universaux en contexte ou d'universaux potentiels ou inchoatifs. Cette notion rend le mieux compte de l'équilibre réfléchi que nous cherchons entre universalité et historicité. Seule une discussion au niveau concret des cultures pourrait dire, au terme d'une longue histoire encore à venir, quels universaux prétendus deviendront des universaux reconnus.
Je propose un deuxième exemple de conflit de devoirs que j'emprunte à la sphère éthique de la sollicitude et de son équivalent moral, le respect. J'aurais pu m'attacher à la question rebattue de la vérité due au mourant, ou à celle de l'euthanasie, ou m'engager dans la controverse du droit à l'avortement dans les premiers mois de la grossesse. Je n'aurais pas manqué d'invoquer la sagesse pratique dans des situations singulières qui sont le plus souvent des situations de détresse et de plaider pour une dialectique fine entre la sollicitude adressée aux personnes concrètes et le respect de règles morales et juridiques indifférentes à ces situations de détresse. J'aurais insisté aussi sur le fait que ce n'est jamais seul que l'on décide, mais au sein de ce que j'appellerai une cellule de conseil, où plusieurs points de vue sont en balance, dans l'amitié et le respect réciproques. J'ai préféré prendre un exemple pour lequel il a été fait appel à mon propre jugement dans le cadre d'une discussion au sein d'Amnesty Intemational. Il s'agit de la pratique de la médecine dans des situations à haut risque, comme l'internement psychiatrique, le régime carcéral, voire la participation à l'exécution de la peine capitale, etc. Le médecin consulté dans le cadre de la prison ne peut pas exercer à plein sa vocation définie par le devoir d'assistance et de soins, dès lors que la situation même dans laquelle il est appelé à le faire constitue une atteinte à la liberté et à la santé, requise précisément par les règles du système carcéral. Le choix, pour le médecin individuel, est entre appliquer sans concession les exigences issues du serment d'Hippocrate, au risque d'être éliminé du milieu carcéral, et consentir aux contraintes constitutives de ce milieu le minimum d'exceptions compatibles avec le respect de soi, le respect d'autrui et celui de la règle. Il n'y a plus de règle pour trancher entre les règles, mais, une fois encore, le recours à la sagesse pratique proche de celle qu'Aristote désignait du terme de phronesis (que l'on a traduit par « prudence »), dont l'Éthique à Nicomaque dit qu'elle est dans l'ordre pratique ce qu'est la sensation singulière dans l'ordre théorique. C'est exactement le cas avec le jugement moral en situation.
Le dernier exemple de jugement moral en situation que je propose relève du problème de la justice déjà évoqué deux fois, au plan éthique avec le juste et l'injuste, puis au plan moral avec la tradition contractualiste. Partons du point où nous nous sommes arrêtés avec la conception purement procédurale de la justice chez Rawls. Ce que cette conception ne prend pas en compte, c'est l'hétérogénéité des biens qui sont impliqués dans la distribution par laquelle on a défini les institutions en général. La diversité des choses à partager disparaît dans la procédure de distribution. On perd de vue la différence qualitative entre choses à partager, dans une énumération qui met bout à bout les revenus et les patrimoines, les positions de responsabilité et d'autorité, les honneurs et les blâmes. Rawls lui-même ouvre la voie à une mise en question du formalisme en faisant référence à l'idée de biens sociaux premiers. Or, si l'on demande ce qui qualifie comme bons ces biens sociaux on ouvre un espace conflictuel dès lors que ces biens apparaissent relatifs à des significations, à des estimations hétérogènes. Chez un auteur comme Michael Walzer, dans Spheres of Justice (1983), la prise en compte de cette réelle diversité des biens aboutit à un véritable démembrement de l'idée unitaire de justice, comme le suggère le titre de son livre. Constituent des « sphères » distinctes de justice les règles qui décident des conditions de la citoyenneté ; celles qui se réfèrent à la sécurité et au bien-être ; celles qui ont pour référence l'idée de marchandise, c'est-à-dire la notion de ce qui, par sa nature de bien, peut être ou non acheté ou vendu ; celles qui réglementent l'attribution des emplois, des positions d'autorité et de responsabilité sur une autre base que l'hérédité ou les relations personnelles. Or, les conflits ne naissent pas seulement des désaccords portant sur les biens qui distinguent ces sphères de justice, mais sur la priorité à donner aux revendications attachées à chacune C'est à cette situation embarrassante que doit faire face une nouvelle fois la sagesse pratique.
L'expérience historique montre en effet qu'il n'y a pas de règle immuable pour classer dans un ordre universellement convaincant des revendications aussi estimables que celles de la sécurité, de la liberté, de la légalité, de la solidarité, etc. Seul le débat public, dont l'issue reste aléatoire, peut donner naissance à un certain ordre de priorité. Mais cet ordre ne vaudra que pour un peuple, durant une certaine période de son histoire, sans jamais remporter une conviction irréfutable valable pour tous les hommes et pour tous les temps. Le débat public est ici l'équivalent, au plan des institutions, de ce que j'appelais tout à l'heure le cercle de conseil pour les affaires privées et intimes. Le jugement politique est, ici aussi, de l'ordre du jugement en situation. Avec plus ou moins de chance, il peut être le siège de la sagesse, de ce « bon conseil » qu'évoque le choeur d'Antigone. Cette sagesse pratique n'est plus une affaire personnelle : c'est, si l'on peut dire, une phronesis à plusieurs, publique, comme le débat lui-même. C'est ici que l'équité s'avère être supérieure à la justice abstraite. Parlant de l'équitable (épiéikês) et de sa supériorité à l'égard du juste, Aristote observe : « La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il n'est pas possible de poser un énoncé général qui s'y applique avec certitude. » Et Aristote de conclure : « Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité » (Éthique à Nicomaque, V. 14, 1137 b 26-27). L'équité s'avère ainsi être un autre nom du sens de la justice, quand celui-ci a traversé les conflits suscités par l'application même de la règle de justice. Paul Ricoeur
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