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05/01/2012

Ethique et morale. Partie 2 sur 3

2) La norme morale

A la deuxième partie de cette étude revient la tâche de justifier la deuxième proposition de notre introduction, à savoir qu'il est nécessaire de soumettre la visée éthique à l’épreuve de la norme. Restera à montrer de quelle façon les conflits suscités par le formalisme, étroitement solidaire du moment déontologique, ramènent de la morale à l'éthique, mais à une éthique enrichie par le passage par la norme et inscrite dans le jugement moral en situation. C'est sur le lien entre obligation et formalisme que va se concentrer cette deuxième partie, en gardant pour fil conducteur les trois composantes de la visée éthique.

A la première composante de la visée éthique, que nous avons appelée « souhait de vie bonne », correspond, du côté de la morale, au sens précis que nous avons donné à ce terme, l'exigence d'universalité. Le passage par la norme est en effet lié à l'exigence de rationalité qui, en interférant avec la visée de la vie bonne, se fait raison pratique. Or, comment s'exprime l'exigence de rationalité ? Essentiellement comme exigence d'universalisation. A ce critère se reconnaît le kantisme. L'exigence d'universalité, en effet, ne peut se faire entendre que comme règle formelle, qui ne dit pas ce qu'il faut faire, mais à quels critères il faut soumettre les maximes de l'action : à savoir, précisément, que a maxime soit universalisable, valable pour tout homme, en toutes circonstances, et sans tenir compte des conséquences. On a pu être choqué par l'intransigeance kantienne. En effet, la position du formalisme implique la mise hors circuit du désir, du plaisir, du bonheur ; non pas en tant que mauvais, mais en tant que ne satisfaisant pas, en raison de leur caractère empirique particulier, contingent, au critère transcendantal d'universalisation. C'est cette stratégie d'épuration qui, menée à son terme, conduit à l'idée d'autonomie, c'est-à-dire d'autolégislation, qui est la véritable réplique dans l'ordre du devoir à la visée de la vie bonne. La seule loi, en effet, qu'une liberté puisse se donner, ce n'est pas une règle d'action répondant à la question : « Que dois-je faire ici et maintenant ? » mais l'impératif catégorique lui-même dans toute sa nudité : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne loi universelle. » Quiconque se soumet à cet impératif est autonome, c'est-à-dire auteur de la loi à laquelle il obéit. Se pose alors la question du vide, de la vacuité, de cette règle qui ne dit rien de particulier.

C'est pour compenser ce vide du formalisme que Kant a introduit le second impératif catégorique, dans lequel nous pouvons reconnaître l'équivalent, au plan moral, de la sollicitude au plan éthique. Je rappelle les termes de la reformulation de l'impératif catégorique qui va permettre d'élever le respect au même rang que la sollicitude : « Agis toujours de telle façon que tu traites l'humanité dans ta propre personne et dans celle d'autrui, non pas seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi. » Cette idée de la personne comme fin en soi est tout à fait décisive : elle équilibre le formalisme du premier impératif. C'est ici qu'on demandera sans doute ce que le respect ajoute à la sollicitude et, en général, la morale à l'éthique. Ma réponse est brève : c'est à cause de la violence qu'il faut passer de l'éthique à la morale. Lorsque Kant dit qu'on ne doit pas traiter la personne comme un moyen mais comme une fin en soi, il présuppose que le rapport spontané d'homme à homme, c'est précisément l'exploitation. Celle-ci est inscrite dans la structure même de l'interaction humaine. On se représente trop facilement l'interaction comme un affrontement ou comme une coopération entre des agents de force égale. Ce qu'il faut d'abord prendre en compte, c'est une situation où l'un exerce un pouvoir sur l’autre, et où par conséquent à l'agent correspond un patient qui est potentiellement la victime de l'action du premier. Sur cette dissymétrie de base se greffent toutes les dérives maléfiques de l'interaction, résultant du pouvoir exercé par une volonté sur une autre. Cela va depuis l'influence jusqu'au meurtre et à la torture, en passant par la violence physique, le vol et le viol, la contrainte psychique, la tromperie, la ruse, etc. Face à ces multiples figures du mal, la morale s'exprime par des interdictions : « Tu ne tueras pas ». « Tu ne mentiras pas », etc. La morale, en ce sens, est la figure que revêt la sollicitude face à la violence et à la menace de la violence. A toutes les figures du mal de la violence répond l'interdiction morale. Là réside sans doute la raison ultime pour laquelle la forme négative de l'interdiction est inexpugnable. C'est ce que Kant a parfaitement aperçu. A cet égard, la seconde formule de l'impératif catégorique, citée plus haut, exprime la formalisation d'une antique règle, appelée Règle d'Or, qui dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te soit fait. » Kant formalise cette règle en introduisant l'idée d'humanité - l'humanité dans ma personne et dans la personne d'autrui -, idée qui est la forme concrète et, si l'on peut dire, historique de l'autonomie.

Il me reste à dire quelques mots de la transformation de l'idée de justice lorsqu'elle passe du plan éthique au plan moral. On a vu que cette transition était préparée par le quasi-formalisme de la vertu de justice chez Aristote. La formalisation de l'idée de justice est complète chez un auteur comme J. Rawls dans Théorie de la justice, à la faveur d'une conjonction entre le point de vue déontologique d'origine kantienne et la tradition contractualiste qui offre pour la justification des principes de la justice le cadre d'une fiction - la fiction d'un contrat social hypothétique, anhistorique, issu d'une délibération rationnelle menée dans ce cadre imaginaire. Rawls a donné le nom de fairness à la condition d'égalité dans laquelle sont supposés se trouver les partenaires d'une situation originelle délibérant sous le voile d'ignorance quant à leur sort réel dans une société réelle.

Ce n'est pas le lieu de discuter ici des conditions satisfaisant à la fairness dans la situation originelle (à savoir ce qu'il faut ignorer de sa propre situation et ce qu'il faut savoir sur la société en général et sur les termes du choix). Le point sur lequel je me bornerai à insister, c'est l'orientation antitéléologique de la démonstration des principes de justice, étant entendu que la théorie n'est dirigée que contre une version téléologique particulière de la téléologie, à savoir celle de l'utilitarisme, qui a prédominé pendant deux siècles dans le monde de langue anglaise avec John Stuart Mill et Sidgwick. L'utilitarisme est en effet une doctrine téléologique dans la mesure où la justice est définie par la maximisation du bien pour le plus grand nombre. Dans la conception déontologique de Rawls, rien n'est présupposé, du moins au niveau de l'argument concernant le bien.

C'est la fonction du contrat de dériver les contenus des principes de justice d'une procédure équitable (fair) sans aucun engagement à l'égard de quelque critère que ce soit du bien. Donner une solution procédurale à la question du juste, tel est le but déclaré de la théorie de la justice.

Le premier principe de justice ne fait pas problème pour nous : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base, égal pour tous, qui soit compatible avec le même pour les autres » ; ce premier principe exprime l'égalité des citoyens devant la loi sous la forme d'un partage égal des sphères de liberté. On retrouve l'égalité arithmétique d'Aristote, mais formalisée. C'est le second principe qui fait problème : « Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois : a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun ; b) elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »

Nous reconnaissons là le principe aristotélicien de la justice proportionnelle au mérite, mais formalisée par exclusion de toute référence à la valeur des contributions individuelles. Ne vaut que le raisonnement tenu dans la situation originelle sous le voile d'ignorance, tendant à prouver qu'on peut concevoir un partage inégal qui soit à l'avantage de chacun. Cet argument correspond au raisonnement du maximin emprunté à la théorie de la décision dans un contexte d'incertitude. Il est désigné de ce terme pour la raison que les partenaires sont censés choisir l'arrangement qui maximise la part minimale. Autrement dit, est le plus juste le partage inégal tel que l'augmentation de l'avantage des plus favorisés est compensée par la diminution du désavantage des plus défavorisés.

Mon problème n'est pas celui de la valeur probante de l'argument considéré en tant que tel, mais de savoir si ce n'est pas à un sens éthique préalable de la justice que d'une certaine façon la théorie déontologique de la justice fait appel. Sans aucunement mettre en question l'indépendance de son argument, Rawls accorde volontiers que celui-ci rencontre nos « convictions bien pesées » (our considered convictions) et qu'il s'établit entre la preuve formelle et ces convictions bien pesées un « équilibre réfléchi » (reflective equilibrium). Ces convictions doivent être bien pesées, car, si dans certains cas flagrants d'injustice (intolérance religieuse, discrimination raciale) le jugement moral ordinaire paraît sûr, nous avons bien moins d'assurance quand il s'agit de répartir la richesse et l'autorité. Les arguments théoriques jouent alors par rapport à ces doutes le même rôle de mise à l'épreuve que celui que Kant assigne à la règle d'universalisation des maximes. Tout l'appareil de la preuve apparaît comme une rationalisation de ces convictions, par le biais d'un processus complexe d'ajustement mutuel entre les convictions et la théorie.

Or, sur quoi portent ces convictions ? A mon sens, ce sont celles-là mêmes que nous trouvons exprimées par l'antique règle d’Or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te soit fait. » En effet, en adoptant le point de vue du plus défavorisé, Rawls raisonne en moraliste et prend en compte l'injustice foncière de la distribution des avantages et des désavantages dans toute société connue. C'est pourquoi, derrière son formalisme, pointe son sens de l'équité, fondé dans l'impératif kantien qui interdit de traiter la personne comme un moyen et exige de la traiter comme une fin en soi. Et, derrière cet impératif, je perçois l'élan de la sollicitude dont j'ai montré plus haut qu'il fait transition entre l'estime de soi et le sens éthique de la justice. Paul Ricoeur

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