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04/11/2011

10 questions à Daniel Colson. Partie 1 sur 2

Mon cinquième invité est Daniel Colson, sociologue, enseignant à l’Université de Saint-Étienne et membre du Modys, laboratoire de recherche au CNRS associé à l'Université de Saint-Étienne et à l'Université de Lyon II (anciennement laboratoire CRESAL UMR5043). Il est spécialiste de la pensée et de la philosophie anarchiste.

Valéry Rasplus : Au niveau des définitions et des principes, existe-t-il pour vous une distinction entre anarchisme et libertaire ?

Daniel Colson : Le « pour vous » de votre question est important. Par son projet et ce qui le constitue, l’anarchisme ne possède ni pape, ni comité central, ni porte-parole et il autorise tout le monde à parler en son nom. Il ne s’agit donc ici que d’un des multiples points de vue possibles, très souvent contradictoires mais constitutifs d’un projet fondé sur le concept d’anarchie.
Dans ses usages courants la distinction entre anarchisme et libertaire remplit un grand nombre de fonctions. Au plus près des milieux plus spécifiquement militants, elle sert souvent à différencier un noyau dur du projet libertaire (« les anarchistes » et leurs organisations), et de l’autre côté des mouvements, des milieux, des attitudes ou des convictions pouvant d’une façon ou d’une autre se rattacher à ce qu’il est convenu d’appeler l’anarchisme, depuis les mouvements collectifs et révolutionnaires les plus larges jusqu’aux traits de caractère et aux interactions les plus immédiates et les plus minuscules.
Pour moi il n’y a pas à distinguer les deux mots sinon peut-être pour dire que l’anarchisme c’est l’ensemble des réalités et des forces que l’on qualifie par ailleurs de libertaires, dès lors que ces forces, vastes ou minuscules, s’associent de proche en proche, prennent conscience des effets de cette association, suscitent d’autres forces analogues et s’agencent de telle façon qu’elles puissent prétendre à une transformation radicale du monde où nous vivons.
Les différences internes dans l’emploi de ces deux mots, pour l’un comme pour l’autre, ne porte que sur l’intensité ou sur la radicalité subversive des réalités dont ils sont alors l’expression. De ce point de vue, une position ou une qualité d’anarchiste nettement estampillée et organisée ne possède aucune supériorité sur des pratiques ou des mouvements pouvant être qualifiés de « libertaire » en raison de leurs aspirations (la liberté), de leurs modes d’action (révolte, action directe, refus des « représentants » et du jeu de la représentation), de leurs modes d’organisation (autonomie, auto-organisation,  fédéralisme et libre associations de forces libres). C’est même parfois l’inverse, comme le montre l’histoire mouvementée des différentes expérimentations de l’anarchisme ouvrier ou, plus récemment, le renouveau des idées libertaires depuis le dernier quart du siècle précédent.

Valéry Rasplus : Quel est l'état actuel des recherches sur l'anarchisme dans le milieu académique français ?

Daniel Colson : Longtemps ignoré et méprisé, l’anarchisme commence à avoir une certaine existence dans les milieux académiques mais d’autant plus visible qu’elle était absolument impensable il y a encore peu de temps. C’est surtout vrai en Amérique du sud et du nord. Cette existence bien que réelle et nouvelle, est beaucoup plus réduite en France et ceci en raison de la longue et ancienne hégémonie du marxisme. La présence, même modeste, de l’anarchisme dans les sphères de la recherche et de l’université, tient en partie à des mouvements internes de la pensée actuelle, sur le terrain de la philosophie par exemple avec l’importance d’auteurs comme Deleuze ou Foucault, ou celui de la sociologie avec la redécouverte du pragmatisme et les développement des courants issus de l’ethnométhodologie.
Mais cette apparition (très relative) de l’anarchisme dans le monde académique n’est pas forcément une bonne chose du point de vue anarchiste. Les instances académiques et universitaires, par leur rôle général dans la société, mais aussi et surtout par leurs modes de fonctionnement sont partie prenante d’un ordre social auquel l’anarchisme répugne profondément et avec lequel il prétend rompre. D’où une grande tension, en particulier chez les jeunes chercheurs, entre leurs convictions, leur attirance personnelle pour l’anarchisme et la nécessité pour eux de passer par les procédures sélectives et débilitantes (d’un point de vue anarchiste) de la « carrière » universitaire.
Dans le cadre universitaire, l’anarchisme ne peut être qu’une source de tension et de scandale en lien direct avec toutes les formes actuelles de contestations; sauf à se transformer en une sorte de langue morte ou d’objet d’étude pour ces autres sortes de médecins légistes que sont les historiens et les sociologues. Mais même dans ce cas, et comme la « vie » dont parle Bakounine, l’anarchisme ne pourrait perdre sa puissance de subversion qu’en disparaissant complètement sous le scalpel des savants. En résumé on peut dire que l’anarchisme est inassimilable à l’ordre universitaire tel qu’il existe actuellement.

Valéry Rasplus : L'anthropologue David Graeber a envisagé d'établir une anthropologie anarchiste dans le champ universitaire. Pensez-vous que cela soit un projet viable et qu'il soit également possible de construire une sociologie anarchiste ?

Daniel Colson : David Greber a tout à fait raison de dire que l’anarchisme est aussi une anthropologie, comme beaucoup d’autres choses encore. Mais il s’agit alors d’une étrange anthropologie dont on voit mal comment elle pourrait « s’établir  dans le champ universitaire », sauf à le recomposer autrement à l’intérieur d’un rapport au monde où il n’est pas certain qu’il existe encore des institutions et des disciplines du type des universités et de l’anthropologie actuelles. J’ajouterais que l’anarchisme n’est pas seulement une conception de l’homme (anthropologie), mais aussi une vision et un projet pratique multiforme qui embrassent la totalité de ce qui est, et que l’on peut désigner du terme d’ontologie, au sens que les courants actuellement les plus novateurs de la sociologie donnent à ce nom. Pour cette ontologie anarchiste il s’agit bien de mettre à jour et de dire ce qui est, comme on dit (dans les langues indo-européennes). Mais « ce qui est » (pour l’anarchisme), c’est justement le devenir, le multiple, le singulier, le différent, l’accidentel, le contradictoire, le changement incessant, l’événement, les circonstances et les situations.
Le caractère ontologique de l’anarchisme permet ainsi de comprendre en quoi consiste sa radicalité et son caractère révolutionnaire. Radicalité et idée de révolution n’ont pas, dans l’anarchisme, ni d’abord, ni même principalement, la signification politique que ces mots ont pu prendre au cours des deux siècles précédents. La radicalité et le caractère révolutionnaire de l’anarchisme relèvent de la subversion au sens premier de ce mot : subvertir la totalité des rapports existants entre les êtres, des plus petits aux plus grands, décomposer les rapports de pouvoir et les recomposer autrement à l’intérieur d’un agencement d’ensemble que Proudhon qualifie d’ « anarchie positive » et Deleuze de « plan d’immanence » ou de « consistance ».

Valéry Rasplus : L'anarchisme est composé de plusieurs tendances, de multiples sensibilités. Si l'on classe souvent l'anarchisme « à gauche », on peut oublier qu'il existe aussi un anarchisme qui se réclame de « droite », des « libre penseurs conservateurs » pour reprendre une formule que m'a donné un jour le  juriste Dominique Sistach. Avez-vous eu à étudier cette forme d'anarchisme  ?

Daniel Colson : A ma connaissance il n’existe pas d’ « anarchisme » se réclamant de la « droite » au sens politique de ce mot. On retrouve ici, dans un cas de figure particulier, un phénomène comparable aux usages disséminés, discontinus et contradictoires du mot « libertaire » : la sélection d’un rapport au monde particulier, relevant ici non du social ou de la politique mais plutôt du « tempérament » ou du « caractère » et qui s’empare à son tour du mot « anarchiste » pour l’utiliser à ses propres fins. Que ces traits de caractère aient à voir avec l’anarchisme c’est indéniable selon moi, ne serait-ce qu’en raison du caractère spontané de son usage. Mais à condition de ne pas oublier le principe anarchiste (pratique et théorique) selon lequel toute chose change sans cesse de sens suivant l’agencement dans lequel elle est prise et suivant la sélection et la recomposition que tel ou tel agencement entraîne au sein de ses composantes. C’est pourquoi les traits de caractère ou de tempérament de l’anarchisme dit « de droite » ne manquent pas par ailleurs, y compris en raison de leur nature singulière, d’être pris dans des agencements ou des complexions plus larges n’ayant que très peu à voir avec l’anarchisme.
Je ne peux ici que reprendre la définition d’ « anarchisme de droite » de mon petit lexique philosophique de l’anarchisme. « Un mode d'être acariâtre et râleur qui, en étant conduit à sélectionner des forces réactives souvent virilistes et paranoïaques, risque sans cesse de donner naissance à des êtres à la digestion difficile, incapables de révolte, envahis par le ressentiment et dont le nihilisme se refuse à toute affirmation ». Mais même dans ce cas il ne faut pas complètement se décourager et puisque, dans certaines circonstances, il devient parfois possible de crier « la police avec nous ! » on peut toujours espérer, mais au prix de nombreuses transformations, qu’un anarchiste de droite puisse pleurer d’émotion et aller risquer sa vie sur une barricade ou dans un réseau de solidarité avec les sans-papiers.

Valéry Rasplus : Pouvez-vous nous donner quelques exemples de sociétés qui se sont inspirés de l'anarchisme pour le mettre en application et le développer ?

Daniel Colson : En prétendant substituer l’Etat à la bourgeoisie, le communisme d’inspiration marxiste a pu faire croire quelques temps à l’illusion d’un « socialisme » dit « réel » mais qui, dans la réalité justement, et comme véritable socialisme, n’est jamais parvenu à s’établir où que ce soit. Expression la plus émancipatrice du projet socialiste, l’anarchisme n’a donc jamais connu de réalisations conséquentes et durables, si ce n’est le « bref été de l’anarchie » dont parle Enzenberger à propos de la révolution espagnole ou encore les quelques mois des débuts de la révolution libertaire en Ukraine, avant que les violences et les contraintes de la guerre civile ne mettent un terme dans l’un et l’autre cas à tout espoir de voir naître une société libertaire. Le faible bilan des réalisations libertaires, dans un contexte qui souligne leur fragilité, ne constitue pas pour autant un désaveu ou la confirmation du caractère utopique du projet anarchiste. Étroitement lié par sa naissance et la courte durée de son histoire aux expériences des mouvements ouvriers, l’anarchisme déborde infiniment leur singularité et l’espoir un peu fou, pendant quelques décennies, de créer rapidement une société sans classes et sans domination. Parce qu’il touche tous les aspects des choses, au plus intime de ce qui les constitue, l’anarchisme n’ignore rien des difficultés que rencontre son projet. Mais c’est justement en raison de l’ampleur et des détails infinis de ses ambitions, au cœur même de la vie et des interactions les plus immédiates, que l’anarchisme peut à la fois associer étroitement l’avenir aux luttes et aux mouvements présents et rendre ainsi possible une transformation d’ensemble qui n’aurait plus le caractère improvisé des anciennes révolutions ouvrières.
En d’autres termes, l’anarchisme n’est pas une utopie politique et idéaliste dont la réalisation dépendrait d’une capacité non moins utopique (et catastrophique dans ses effets) à soumettre le monde et la réalité à ses idées et ses programmes. L’anarchisme est au contraire une conception éminemment réaliste du monde, comme l’exprime le concept d’anarchie et l’idée que ce qui est, bien loin d’obéir à un ordre divin ou raisonnable (la providence, le sens de l’histoire, la raison), est d’abord un chaos (l’anarchie) sans autre raison d’être que l’affrontement aveugle d’une multitude infinie de forces et d’entités se détruisant sans cesse dans un combat sans fin. C’est à partir de cette évaluation réaliste du monde et de sa nature anarchique, que le projet libertaire se propose par ses pratiques et ses logiques d’association, de transformer le chaos en ce que Proudhon appelle « l’anarchie positive » : la libre association de forces libres apprenant par leurs pratiques et le sens (pratique) qui les accompagne à construire des agencements communs et une raison commune capables de produire le maximum de puissances ou de vie et donc de libertés.
A travers des difficultés et des contradictions innombrables, y compris dans des contextes de violence particulièrement contraires à toute perspective libertaire, l’anarchisme, ouvrier, avec ses multiples expériences de par le monde, fournit de nombreux exemples non de « sociétés » anarchistes, mais de déploiement de logiques et de pratiques libertaires suffisamment larges, durables et radicales pour donner une idée de ce que l’anarchisme peut espérer produire dans l’avenir. A ces vastes mouvements du passé répondent, dans un tout autre contexte, des mouvements et des pratiques liés au renouveau actuel de l’anarchisme qui malgré leur caractère minoritaire, laissent également deviner par leur richesse et leur originalité de fonctionnement, ce pourquoi il vaut la peine de militer et de lutter.

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